Saja entrouvrit un œil, plus prudente que jamais. Tout le monde était endormi. Elle se leva, marchant sur les coussinets avec une attention redoublée. Si jamais on la découvrait en train d’essayer de sortir en douce, on allait l’étriper ! Surtout qu’elle était interdite de sortie pendant une bonne semaine, à cause de l’incident avec l’Ange d’or… Elle n’était pas morte, alors où était le problème ?
Un bruit derrière elle la fit se retourner à la vitesse de l’éclair. Mais il n’y avait rien. Zina avait simplement dû se retourner pendant son sommeil. Elle sortit le plus discrètement possible de la tanière, et fut enfin à l’air libre. Là, elle inspira profondément l’air frais de la nuit. Qu’est-ce que ça faisait du bien d’être dehors, sans entrave !
Elle avança de quelques pas et une voix l’interrompit : « Je ne peux pas te laisser y aller toute seule, tu vas encore faire des bêtises, et cette fois-ci, tu vas vraiment te blesser ! »
Saja faillit hurler de frayeur.
« Tu ne… » commença-t-elle en se tournant vers Zina « Tu ne me dénoncera pas à Maman ?
-Bah non, pourquoi ? »
Saja soupira de soulagement.
« Et on va où ? J’espère qu’on ne vas pas aller trop loin, j’ai peur des Grognards, moi… Et puis on pourrait rencontrer un des méchants linéfs qui ont failli te faire du mal, ou pire encore, le Chef… »
A cette idée, le pelage entier de Zina se hérissa, la faisant tripler de volume, tandis que ses oreilles étaient si rabattues sur son crâne qu’on ne les voyait plus. Saja se mit à ronronner. Zina était énervante parce qu’elle avait peur de tout et de n’importe quoi, mais là, Saja ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Elle qui était si trouillarde, elle affrontait toutes ses peurs pour essayer de la protéger, elle, Saja !
Saja se frotta contre elle en ronronnant de plus belle et lui murmura un merci on ne peut plus sincère.
« On va voir notre oncle Toram. Je veux le voir avant qu’on ne l’incinère ! Parce que c’est notre oncle, après tout, et que j’ai jamais pu le voir avant, il était trop malade. Et je te promets que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’on ne rencontre pas le chef ! »
Cela parut rassurer un peu Zina, car ses poils retombèrent légèrement. Elle faisait pourtant toujours le double de son volume habituel.
« Et tu es sûre qu’on ne craint rien à aller voir… un mort ?
- Que veux-tu qu’il nous fasse ? Il est mort après tout, il ne peut plus rien faire ! Et c’est juste pour jeter un coup d’œil, et après on repart directement dans la tanière. »
Zina hocha la tête, et ses poils retombèrent enfin.
Les deux lineveaux se mirent alors à marcher en direction de la Grotte des morts, située sur le plus haut pic de la montagne, pas très loin de leur tanière. De jour, il y avait en permanence un garde pour en surveiller l’entrée, et chasser les corbeaux et les autres charognards volants qui pourraient avoir envie de s’approcher des corps. Mais de nuit, il y avait strictement personne. A un moment donné, les deux lineveaux durent s’arrêter. Un gouffre énorme, d’un peu plus d’un mètre, leur barrait le chemin. Saja n’hésita pas. Elle recula de quelques pas, puis s’élança, bondissant de toute la force de ses pattes et battant énergiquement des ailes. Elle atterrit bien en sûreté à plus de quarante centimètres du gouffre. La petite linève tachetée se retourna, se demandant ce que faisait sa sœur. Celle-ci contemplait le gouffre, puis Saja, avec de grands yeux.
Zina secoua la tête, puis murmura, les larmes aux yeux.
« Mais je peux pas le faire, moi ! J’ai jamais appris à voler, je me suis jamais entraînée… Et puis, mes ailes ne sont pas aussi fortes et larges que les tiennes, et je suis plus petite, et… j’ai peur, Saja ! »
Saja s’approcha du gouffre et sourit gentiment à Zina. L’idée qu’elle puisse avoir peur du gouffre et qu’elle ne soit pas capable de sauter ne l’avait même pas effleurée, mais elle était cependant persuadée que sa petite sœur pouvait le faire.
« Ne t’inquiètes pas, c’est juste un tout petit trou de rien du tout ! Il te suffit de courir, de sauter et de battre tes ailes de toutes forces. Je sais que tu peux y arriver ! Je suis là, et je ne te laisserais jamais tomber, fais-moi confiance. »
Les yeux écarquillés, Zina hocha à nouveau la tête, puis s’avança d’un pas hésitant, contemplant le gouffre qui la séparait de Saja. Elle inspira profondément, recula d’un mètre, puis s’élança, fermant les yeux. Saja n’eut même pas besoin de la rattraper. Au contraire, elle dû reculer précipitamment pour éviter que Zina ne lui rentre dedans. Zina avait atterrit à plus d’un mètre du gouffre.
« Waouh ! » s’exclama le plus âgée « Tu as été extraordinaire ! J’ai jamais vu un saut aussi beau, on aurait dit que tu planais par magie ! C’était génial ! »
Zina rouvrit enfin les yeux, semblant étonnée de la distance qu’elle avait parcourue.
« J’ai… J’ai réussie ?
-Et comment ! Tu as sauté bien plus loin que moi, et avec beaucoup plus de facilité ! »
Zina éclata de rire.
« C’était juste un petit trou de rien du tout ! »
Saja hocha violemment la tête.
« Oui, juste un tout petit trou. Allez viens, je veux voire Toram avant que le soleil ne se lève ! »
Les deux petites linèves se précipitèrent, et arrivèrent en trombe dans la Grotte aux morts. L’enthousiasme de Saja se refroidit bientôt. Il y avait quelque chose dans cet atmosphère, un je ne sais quoi d’intimidant qui lui faisait se hérisser automatiquement les poils, comme si… comme si les esprits des morts l’observaient en ce moment même, avec leurs yeux vides et leurs pattes griffues. Elle regarda du coin de l’œil Zina, qui elle ne semblait pas avoir le même problème qu’elle. Au contraire, elle regardait la grotte avec de grands yeux émerveillés. Saja se gratta l’oreille de la patte arrière, gênée. D’habitude, c’était Zina qui avait peur de tout, et là, c’était elle-même qui avait peur, tandis que Zina ne craignait rien ! C’était complètement absurde ! Saja inspira, puis se mit à marcher plus en avant. Il y avait trois corps installés sur des tables de pierre, sur le ventre, la tête sagement posée sur les pattes avant et les ailes bien repliées. Elle étudia le premier corps et secoua la tête.
Ce n’était surement pas Toram, c’était une vieille linève au pelage blanc et noir.
Elle observa le deuxième corps et eut un sursaut de surprise. L’espace d’un instant, elle avait cru que c’était Macho… Il avait la même teinte de pelage, et quasiment les mêmes tâches. Elle s’approcha de son oncle, et posa les deux pattes avant sur la table basse en pierre, observant le visage familier surplombé d’une lourde et imposante frange noire. Il n’avait vraiment pas l’air mort, seulement endormi.
Saja lui murmura :
« Je suis désolé que tu sois mort, j’aurais vraiment voulu faire ta connaissance. J’aurais aimé pouvoir te connaître un peu mieux, jouer et parler avec toi. Je ne te connais pas, et pourtant, tu me manque déjà. »
La petite linève posa sa patte aux doigts blancs sur celle plus foncée, de son oncle. Il était si froid au toucher ! Par contre, son pelage était incroyablement doux, comme celui de Papa. Une autre patte aux bouts blancs se posa sur celle de Toram. Saja tourna la tête avec stupeur vers Zina, qui lui rendit son regard.
« Moi aussi, j’aurais voulu lui parler. »
Zina allait retirer sa patte quand elle eut un froncement de sourcils. Elle sembla frotter sa patte contre celle de Toram, puis bondit carrément sur la table ne pierre. Saja poussa un glapissement d’effroi.
« Mais qu’est-ce que tu fais ? Tu vas mettre en colère les esprits des morts !
-Ca n’existe pas, les esprits des morts ! Et puis, on dirait que Toram a été recousu, comme s’il avait des blessures…
- Mais ça n’a pas de sens ! Toram est mort parce qu’il était malade ! »
Zina ne répondit pas, mais toucha leur oncle le long du cou, puis déclara :
« Toram n’est pas mort de maladie, il a été tué. Il a été recousu au niveau du cou, et on a mis des poils par-dessus, pour que sa blessure ne se voie pas. »
Zina sauta à nouveau au sol, et Saja fronça les sourcils, interloquée.
« Il faut qu’on le dise à Maman ! Et surtout à papa ! »
Zina secoua la tête, terrifiée, et ses poils se hérissèrent à nouveau.
« Non, c’est hors de question, c’est beaucoup trop dangereux ! Quelle a été la dernière personne auprès de Toram ? Papa ! C’est impossible qu’il n’ait pas vu ses blessures ! Imagine si c’est Papa le meurtrier ? Et maman, est-ce qu’elle est au courant ? Non, je refuse de leur en parler, s’ils ont fait ça à Toram, qui sait ce qu’ils peuvent faire à nous !
- Ne sois pas ridicule ! Je suis sûre que Maman n’a rien à voir avec ça. Elle nous aime, Zina !
- En tout cas, promets-moi de n’en parler ni à Papa, ni à Maman !
- Okay, je promets de ne pas leur en parler. On y va, maintenant ? »
Zina hocha la tête, toujours aussi peu rassurée, et les deux linèveaux se dirigèrent d’un pas rapide vers la sortie. Saja avait promis de ne pas en parler à ses parents, mais elle ne pouvait pas laisser ce meurtre impuni. Elle savait déjà à qui en parler…