— Arrête de gigoter, enfin ! grogna Leandras, mi-figue mi-raisin.
— Désolé !
— C'est bien parce que c'est toi...
Perché sur les épaules du jeune homme, Aidan tendait le cou pour tenter d'apercevoir la procession. La curiosité n'avait cessé de le tarauder depuis qu'Aria lui avait appris la nouvelle, le matin même, pleine d'une excitation contagieuse. Les yeux ronds, il manqua tomber lorsque enfin la famille royale parut.
— Ils sont là !
En tête venaient lord Enster et le roi Riwall, montés sur de magnifiques palefrois, gris tacheté de blanc pour l'un, d'un noir profond pour l'autre. S'ils étaient tous deux grands, puissamment bâtis et richement vêtus, la ressemblance s'arrêtait là : l'argent et azur des McCalliscian contrastait singulièrement avec le rouge et noir des McKol. Le dragon écarlate déployait fièrement ses ailes sur les flancs de la royale monture, crachant des flammes dorées sur la soie sombre, écho à la couronne sertie de rubis de Riwall McKol. Enster McCalliscian se pencha un instant à l'oreille de son invité, murmurant une fine remarque qui le fit sourire. Derrière chevauchaient lady Aleya et une femme à l'opulente chevelure d'or, certainement la reine Mirranda. Cette dernière, le port altier, le teint clair comme la neige, les épaules dénudées par une robe rougeoyante, portait autour d'elle un regard serein, saluant la foule des chevaliers et intendants de gracieux gestes de la main. Les serviteurs, dont Aidan et les autres, s'étaient vus repoussés sur les bords de la cour, sous les arcades de pierre – heureusement pour le garçonnet, suffisamment hautes pour qu'il ne se brise pas le crâne contre le plafond.
— Regardez, voilà les royaux rejetons, lança quelqu'un.
La princesse Tarran – l'air bravache, un peu rebelle, un peu garçon manqué – et la princesse Lanna – jolie, vraiment, le parfait portrait de sa mère – allaient de part et d'autre de Lynce, devant leur bâtard de demi-frère, Thennar. Le jeune prince, d'un an son aîné à ce que le garçon avait entendu dire, arborait fièrement les couleurs de son père. La richesse de ses apparats n'avait rien à envier à celle de ses sœurs : sur son doublet de velours noir se dressait, triomphant, le dragon des McKol, et de fines broderies d'or couraient sur les bras de sa chemise ivoire. Un ceinturon, enchâssé d'un rubis gros comme un ongle qui scintillait de mille feux au soleil, lui ceignait la taille. Un vent espiègle avait repoussé en arrière ses mèches rousses, dévoilant ses oreilles. Même à cette distance, on pouvait nettement voir qu'elles étaient pointues. N'eusse été ce minime détail, qui aurait pu le deviner illégitime ? Il chevauchait près de son père et de ses demi-sœurs, la tête haute, le menton orgueilleux, en bonne place malgré sa condition. Il est avant tout de sang royal, après tout. Le prince tourna soudain la tête vers les domestiques – vers lui, le jeune garçon aux prunelles grises comme l'acier, cette couleur maudite qui le condamnait toute sa vie à une condition de bâtard. Non, je ne suis même pas cela. Personne ne doit savoir... Leurs regards se croisèrent une fraction de seconde. Il a les yeux de son père, lui aussi.[/b] Ils le dévisageaient, impassibles, étrangement sereins, presque mélancoliques.
Intimidé, le jeune palefrenier baissa les yeux, rompant l'échange fatidique. Que ne pouvait-il, lui, suivre lord Enster... ! N'y avait-il donc pas de place pour lui ? Il se serait montré agréable compagnon avec le bâtard du roi, il se serait efforcé de toute son âme de faire honneur au nom des McCalliscian ! [i]C'est sans doute lady Aleya qui me l'aura défendu, bouillonna-t-il intérieurement, avant de se souvenir qu'elle ne savait rien. Personne ne savait rien. Ce secret demeurait le sien et celui de Père.
— Tu es bien tranquille depuis quelques minutes, remarqua Leandras. Mes épaules t'en remercient, d'ailleurs.
— Je réfléchissais.
— Oh ! Vraiment ? Alors comme ça, toi aussi tu es touché par cette vilaine maladie...
— Voilà lord Daeren McRaenyra, le coupa soudain Aria, les yeux luisants.
Leandras ricana sourdement.
— Si Lufrelin te voyait te pâmer devant lord Daeren, il serait bien jaloux !
— Je ne me pâme pas devant lord Daeren ! Et si tu continues à cancaner comme ça, répliqua vivement la jeune fille rougissante, je finirai par me dire que l'on aurait mieux fait de l'emmener lui, et de te laisser toi !
— Tu te moques de ta sœur, mais à en croire ta façon de le regarder, elle n'est pas la seule à admirer l'elfe, fit remarquer Annabelle, l'air de rien.
Cette fois, ce fut au tour de Leandras de rougir.
— Ça n'a rien à voir… marmonna-t-il, baissant la tête.
— Taisez-vous un peu, souffla Kel en donnant un coup de coude à Leandras.
Riant, Aidan releva les yeux. Lord Daeren devait être le séduisant elfe tout de mauve vêtu et marqué d'un cerf blanc caracolant, qui discutait avec un vieux seigneur de bronze et d'azur. En avisant le heaume à mufle de lion pendu à la selle de ce dernier, le garçonnet sentit tout à coup une chaleur se diffuser dans son être.
— Lord Jon McValers, se murmura-t-il à lui-même.
Ce nom courait sur toutes les lèvres des aspirants chevaliers, et tous relataient les exploits de jeunesse du valeureux Jon. On disait qu'il avait défait à lui seul plus d'une centaine de chevaliers accomplis, et on disait encore qu'il avait un jour tué à mains nues un serpent qui menaçait son roi, et dont la morsure était réputée fatale. En fait de mort immédiate, Jon McValers était resté trois jours dans un évanouissement profond, et, alors que tous le croyaient perdu, il s'était éveillé sans garder de séquelles de cette triste aventure – autres que sept cicatrices, preuves de sa bravoure. Ses premières paroles avaient été pour le roi – le père de Riwall McKol, à l'époque –, lui renouvelant un serment de fidélité éternelle. Avoir ce chevalier de légende si près de lui ne pouvait manquer de bouleverser Aidan. Un regard, messire, juste un regard, c'est tout ce que je demande. Mais, contrairement au prince Thennar, lord Jon ne daigna pas lui accorder ce privilège.
Parmi les autres seigneurs, il n'en reconnut que quelques-uns, apprit les noms de quelques autres. Lord Arthur McAvallon, lord Andras McAndiael et son fils aîné, Jarl, lady Osvanna McLyndiael accompagnée de ses deux filles, Fiora et Rosalyn... Jamais n'avait-il eu l'occasion d'assister à si éblouissant spectacle. À vrai dire, il aurait souhaité qu'il dure des heures encore.
— Allez, posez pied à terre, messire chevalier, fit Leandras en se penchant en avant, lorsque tous eurent disparu dans le château.
Il se laissa glisser, à regret. Moi aussi je serai des leurs, un jour, se surprit-il à songer. Je protégerai le roi, et Père sera si fier de moi ! Il n'osa exprimer ce souhait à haute voix. On se serait moqué de ce stupide petit écuyer qui rêvait de caresser les étoiles.
— Tu viendras m'aider aux cuisines, Aidan ? lui demanda Aria, le ramenant à la réalité. On a besoin de mains pour ce soir. Et, qui sait, peut-être que je pourrai te dégoter une place pour le banquet. Enfin, si Leandras le permet...
— Tu peux le prendre avec toi, sœurette, je n'y vois aucun inconvénient... du moins, une fois que nous aurons fini de nous occuper des bestioles.
Aidan acquiesça d'un hochement de tête. La compagnie des chevaux avait beau lui agréer cent fois plus que l'atmosphère étouffante des cuisines, la perspective de pouvoir chiper un ou deux morceaux de tarte lui apparaissait assez séduisante.
— Allez, viens. À plus tard, sœurette !
Longeant les arcades, ils rejoignirent les écuries, bâties légèrement en contrebas, près de la ville, de manière à ne laisser poindre aucun relent jusqu'aux appartements seigneuriaux. Une douzaine de palefreniers s'y affairaient déjà, qui jurant, qui courant déposer une bride, qui encore réclamant une brosse. Le plus jeune n'avait pas vu passer huit printemps, le plus âgé près de cinquante. Ils provenaient de toute la région, du côté de Bourg-Blanc – à son instar – comme de Verterive, du val comme de la plaine. Ici, tout ce que l'on vous demandait était un peu de bonne volonté ; il pouvait en témoigner. C'est une bénédiction que Père m'ait accepté. Qu'aurait dit sa pauvre mère si elle l'avait vu revenir bredouille, elle qui ne l'avait laissé s'éloigner que dans le but de complaire à son détestable époux ?
Il remonta l'allée, longeant les murs afin d'éviter toute collision impromptue. Sa petite Épine semblait l'attendre sagement, suivant l'agitation ambiante avec un air de vague curiosité, le dos encore tout couvert des couleurs McCalliscian. Leandras l'aida à ôter son attirail, avant de filer chercher Kel. Aidan en conclut que sa tâche se trouvait terminée, et, par conséquent, il décida de rejoindre Aria.
Tout comme les écuries, on repérait les cuisines au fumet – certes, nettement plus agréable que celui des chevaux – qui s'en dégageait. La porte en était toute entrebâillée, dévoilant au badaud une longue salle rectangulaire, où régnait un vacarme indescriptible. Il trouva Aria tout au fond, épluchant des légumes, et riant de bon cœur avec une autre servante qu'il ne connaissait pas même de nom. Surprenant sa présence, la jeune fille l'invita à les rejoindre d'un mouvement de bras.
— Tiens, voilà justement Aidan, claironna-t-elle. Aidan, je te présente Syliane.
La dénommée Syliane inclina légèrement la tête, le fixant de ses grands yeux bleus. Elle semblait à peine plus âgée qu'Aria, avec ses boucles blondes et son visage rond qui lui donnaient encore un air un peu enfantin – quinze ans, pas plus.
— Enchantée, Aidan. Aria m'a beaucoup parlé de toi.
— Il faut dire que son arrivée n'est pas passée inaperçue !
Le cœur du garçon se serra. Que voulait-elle dire par là ? Est-ce que cela avait à voir avec son secret ?
— Et bien, à t'entendre, je n'en doute pas. Tu as un gros faible pour lui, ça crève les yeux.
— Tu ne le trouves pas adorable, toi ?
— Si tu le dis !
Aidan, se ménageant une place à côté d'Aria, se vit confier la tâche de laver les légumes. Débarrasser les divers poireaux, carottes et topinambours de leur terre n'avait rien de passionnant pour lui, mais il s'en acquitta avec une certaine bonne volonté, écoutant d'une oreille la conversation de ses deux voisines.
— Tu savais que lord Enster cherchait à conclure une alliance avec lady McLyndiael ? Iris m'a dit que Quentyn avait entendu Lis et Beric jaser d'une possible union entre lord Jordan et lady Fiora, la fille aînée de lady Osvanna. Lis tirerait cette information de lady Osvanna elle-même.
— Comment pourrait-elle le savoir ? s'étonna Syliane, écho aux préoccupations d'Aidan.
— Tu la connais, c'est Lis, après tout.
Elles échangèrent un regard entendu, et la sœur de Leandras pouffa lorsque sa compagne lui glissa un mot à l'oreille.
— Ça se pourrait bien ! Enfin, rien n'est moins sûr. À ce propos, tu as vu lord Daeren ? Tu ne l'as pas trouvé époustouflant, toi ? Mon frère a tout nié en bloc, mais Annabelle a bien vu de quel air il le regardait...
— Leandras ?
— Lui-même !
— Alors, c'est bientôt fini par là ? tonna soudain une voix dans leur dos.
— Presque, Ren.
Ren, le maître queux de lord Enster, était un pur homme du sud, que le seigneur avait rencontré lors d'une de ses pérégrinations aux côtés de son suzerain, lord Riwall McKol, il y avait de cela bien longtemps. À cet égard, ses ragoûts et pâtisseries se voyaient toujours dotés des saveurs de l'enfance de Ren, citrons, oranges ou épices exotiques. Voilà qui devrait complaire à la reine Mirranda, elle qui, princesse encore, n'avait quitté son royaume de Lantosoa que pour rejoindre son royal époux.
— Pas le temps de tirer au flanc. Qu'est-c'que je vais dire, moi, ce soir, à lord Enster ? « Désolé m'sire, vot' festin n'est pas prêt à cause des flemmards qu'on m'a collés sur le dos » ?
— Toujours si pessimiste ! T'auras rien à lui dire du tout. On a presque fini, hein, Aidan ?
— Oui, oui.
— Mouais, ferait mieux de traîner avec les autres mioches plutôt que dans mes pattes. Là-bas, ajouta-t-il bien obligeamment, désignant les jardins du pouce. On saura se débrouiller sans toi, gamin, t'inquiète pas pour ça.
Aidan releva des yeux interrogateurs vers Aria. Après tout, aussi grognard et autoritaire Ren puisse-t-il être, il ne pouvait du moins lui dénier sa responsabilité... n'était-ce pas elle qui l'avait invité à venir les aider aux cuisines ?
— Vas-y, je viendrai te chercher.
— Tu n'es pas obligée, je peux très bien me dégoter un coin où manger, comme d'habitude.
Elle se contenta de sourire.
— Chose promise, chose due.