Le soleil se lève doucement sur le monde de Gothicat, embrasant son ciel d'une braise flamboyante. Sandisia est encore profondément endormie et, dans la fraîcheur du petit jour, seuls quelques travailleurs de la terre sont déjà éveillés. Au sommet de la haute tour du port aérien de Duno, une djaalin esseulée contemple, époustouflée, l'astre d'Astisan gagner son combat et repousser les profondes ténèbres de la nuit.
Le blanc de son pelage rosit sous la caresse de l'aube, et Pandaar fixe, imperturbable, le plein est, vers Aydo'h, d'où semble naître les lueurs du jour. Ses oreilles noires sont toutes droites, trahissant son impatience de voir le ciel dégagé se teinter du bleu cristallin du petit matin. Quelques pas derrière elle, une lourde malle de bambou, astucieusement montée sur de petites pierres polies et sphériques, laisse supposer qu'elle s'apprête pour un long voyage.
Soudainement, quelque chose semble attirer son attention au cœur de l'enflammée matinale. Elle se redresse, déployant le pinceau de sa queue blanche, sa crinière noire volant autour, et revient prestement s'asseoir à côté de sa valise, ses yeux d'or, cernés de poils noirs, fixés sur ce qui émerge du panache rougeoyant de l'est.
Émerveillée, elle observe la magie en approche. Chevauchant le vent, sa coque d'un bois sombre s'embrase dans l'aube enflammée. Toutes voiles dehors, il vogue à travers le ciel, rattrapant le matin qui s'étend encore jusqu'à Sandisia. Ce spectacle ineffable comble le cœur de Pandaar d'une joie inexplicable. Face à la magie des dieux, une larme perle au coin de son œil, provoquée autant par l'éblouissement de l'aurore que par l'émotion d'assister à pareille vision.
Tandis que le navire s'approche, le soleil passe par-dessus ses voiles, sculptant sa silhouette d'un fin liseré d'or. Près d'une heure plus tard, Pandaar peut enfin distinguer des créatures à son bord, d'agiles pantins qui se balancent d'un mât à l'autre, pendant que derrière le bastingage d'autres créatures s'agitent, rassemblant la marchandise sur le pont. Pandaar ne peut qu'imaginer la fonction de chacun, pourtant la puissance de son esprit la projette à bord...
Le capitaine crie ses ordres, auxquels ses marins répondent d'un puissant cri. Les destrinos sortent de la cale les caisses les plus lourdes, tandis que, accrochés aux mâts, les habiles stoufix s'assurent que les voiles, bien tendues, les poussent dans la bonne direction. L'excitation est à son comble, le port est proche et, comme après chaque traversée, l'équipage, dans sa hâte de mettre patte à terre, rit et chante pour se donner la force d'accoster et de préparer le débarquement.
Une assourdissante corne de brume retentit, sortant Pandaar de son rêve éveillé. Le navire est sur le point de se mettre à quai. La manœuvre délicate s’exécute en douceur. Le voilier approche sa proue de la haute tour, et pivotant légèrement, vient se glisser le long de l'embarcadère. Bâti il y a plusieurs siècles et enchanté par les dieux pour rallier Elonia au reste du monde, son bois sombre s'est poli sous la caresse du vent, et brille dans la clarté matinale. A l'avant, en lettres d'or, est gravé son nom de baptême, sous lequel il vogue depuis tant d'années. Le Titan, essentiellement dédié au transport de marchandises, cache derrière ses trois grands mâts et ses quatre-vingt mètres de longueur de luxueuses cabines, très rarement utilisées.
Pandaar, ce jour-là, est la seule à attendre pour l'embarquement. Les marins jettent les aussières sur le quai, sur lequel quelques stoufix et fleetiwiks les ramassent pour les arrimer solidement aux bollards. Un frisson d'excitation parcoure son échine quand la passerelle vient s'écraser, dans un grand fracas, sur le sol à quelques pas devant elle. Toutes les voiles ont été affalées, et, dans toute sa fierté, le Titan se dresse au-dessus du vide.
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"Allez matelots ! Loffez le vent, on y est presque !"
Les marins lui répondent à l'unisson, d'un puissant cri qui résonne à travers tout le navire. Du haut de la vigie jusqu'à la plus profonde cale, Nebulys sait que chacun de ses marins est à son poste pour les difficiles manœuvres qui les attendent. Lui aussi, capitaine, se tient prêt. Il a lâché la barre, et plongeant la godille dans l’aurore qui les porte, il dirige sereinement son bâtiment vers le port.
Doucement, le ciel bleuit au-dessus de l’équipage, et déjà quelques fleetiwiks se saisissent des drisses pour affaler la grande voile. Le bateau ralentit, poussé sur le ciel par le petit génois. Le port est désormais à une petite encablure, et un silence de plomb est tombé sur le navire. La dernière voile est doucement amenée, et seules la fraîcheur du matin et la dextérité du capitaine poussent le Titan pour accoster. D’un seul mouvement, la proue pivote, et le voilier se glisse le long du quai.
Le Titan et son équipage sont arrivés à bon port. Un cri de joie retentit lorsque le capitaine donne l’ordre d’abaisser la passerelle. Dans six heures, au prochain quart, tout devra être prêt pour reprendre le ciel, mais pour l’instant, les marins ne pensent qu’à poser les pattes sur le sol ferme. Après des semaines de voyage, tous espèrent débarquer suffisamment vite pour prendre le temps de flâner en ville. A qui ira chercher du pain frais, à qui retrouvera sa chère et tendre... La vie à bord est dure, mais aucun ne voudrait passer plus de temps à terre, car peu ont l’honneur d’être choisis pour participer aux voyages du Titan, et nul ne voudrait décevoir son capitaine.
Les matelots descendent du bateau un à un, ne laissant plus que le capitaine et quelques marins de permanence qui s'assurent du bon état général du matériel. Les dockers chargent et déchargent, soufflant, forçant, leurs puissants muscles roulant sous leurs poils. Bien que toute la marchandise soit hissée sur le pont avant le déchargement, c'est à eux d'arrimer la nouvelle cargaison avant le départ, sous l'œil exercé du maître d'équipage.
Le capitaine, lui, après avoir barré les deux derniers quarts, observe d'un œil amusé le capharnaüm provoqué par leur arrivée. Une chorégraphie insolite entre les solides destrinos qui tirent les lourdes charges pour les poser sur le quai, les petits stoufix qui grimpent sur les caisses pour en vérifier l'état et y trouver le bon de chargement avec le nom du propriétaire, et les employés des douanes qui valident avec les marchands la bonne qualité et la provenance de leurs produits.
Nebulys ne comprend rien à tout ça. Il sait prendre le vent, donner ses ordres, naviguer sous les étoiles, mais toutes ses paperasseries l'amusent, comme une farce. En contemplant le quai, il s'aperçoit qu'il n'est pas le seul à sourire de cette activité. Une djaalin observe tranquillement les allées et venues sans queue ni tête des employés du port. Sous le soleil encore jeune, le blanc de son pelage, tressé de jeunes pousses de bambous, éblouit l'œil, contrastant avec le noir de ses oreilles et de sa queue. Ses yeux d'or, nichés dans un écrin de velours noir, étincellent d'impatience. Tout, du fier port de sa tête à la délicatesse de sa queue enroulée autour de ses pattes, rayonne d'une timide noblesse.
Saisissant sa cape, le capitaine descend sur le pont principal pour inviter cette mystérieuse voyageuse à embarquer.
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Pandaar est stupéfaite. Sur le quai, elle observe la merveilleuse logistique bien huilée qui régit l'arrivée d'un bâtiment aussi impressionnant. Un lunaris s'approche finalement d'elle. Une patte tendue devant lui, à la manière d'un destrinos, il la salue et l'invite à embarquer, se saisissant de sa malle entre ses crocs.
Elle découvre enfin, émerveillée, la majestueuse cabine dans laquelle elle passera les six prochains jours. Elle sourit en repensant au jeune lunaris qui, en l'installant, lui avait précisé que cette suite avait connu, par le passé, des reines et des princesses. Il s'était alors ressaisi de sa malle et, tentant de ne pas laisser paraître l'effort que cela lui demandait, l'avait traînée devant les lucarnes par lesquelles pénètre une douce lumière.
Debout devant son bagage, la belle djaalin se demande encore s’il l'avait entendue pouffer, lorsqu'il s'était laissé surprendre par le poids de sa valise la première fois qu'il avait tenté de la déplacer. Il avait alors laissé échapper un grognement plutôt comique pour ce dur marin qui se veut impressionnant. Elle n'avait pourtant pas été insensible à son charme, mais comme toujours son naturel avait repris le dessus, et maintenant qu'elle repense à ceci, elle ne peut que regretter de n'avoir su retenir ce léger rire.
La vue, par la fenêtre, est magnifique. Elle contemple toute la métropole de Duno comme seul un fleetiwik pourrait le faire. Subjuguée par ce panorama, elle sursaute en entendant frapper à la porte.
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Lorsque Nebulys était arrivé sur le pont, il n'y avait plus de voyageuse sur le quai, la djaalin semblait s'être volatilisée. Une pointe de déception avait percé le cœur du capitaine qui avait rarement l'occasion de croiser d'autres représentants de son espèce. Ses yeux d'or s'étaient étrécis au milieu de son doux visage moucheté de poils noirs, et sentant une humeur aigre s'installer en lui, il était remonté à son poste d'observation. Lorsque son second était sorti du pont réservé aux voyageurs avec un sourire satisfait sur les babines, il l'avait appelé pour une petite mise au point.
Nebulys observe maintenant ses marins revenir à bord. Dans quelques minutes, tout ce monde sera réinstallé et à son poste, prêt au départ. Devant sa cape, le capitaine hésite quelques secondes avant de s'en saisir et de se diriger vers la cabine de la voyageuse. Cela fait de bien nombreuses années qu'il ne s'est plus posé ce genre de questions à l'idée de rencontrer une demoiselle, mais cette première vision qu'il avait eue d'elle avait saisi son cœur de grâce. Un cœur qui, mise à part l'ivresse du grand air, ne ressent que peu de joie ces derniers temps.
Il remet son col, ajuste le nœud doré à son cou, et frappe à la porte. Quand celle-ci s'ouvre, il s'incline et se présente. Ce n'est qu'en se redressant qu'il est submergé par la délicatesse du visage de la djaalin face à lui. Les cernes noirs tout autour de ses yeux coulent en deux fines gouttes de chaque côté de son museau blanc. Ses iris d'or brillent, comme lorsque le soleil se reflète sur les dorures de sa barre.
Soufflé, il murmure :
"Le Titan va quitter la tour, ma Dame. Je ne voudrais pas que vous manquiez ce spectacle..."
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L'après-midi du deuxième jour de voyage, Pandaar, appuyée sur le bastingage, observe le capitaine Nebulys à la barre. Elle passe beaucoup de temps à ses côtés et apprend tout ce qu'il accepte de lui expliquer, buvant ses paroles en le regardant guider son navire dans le vent. Dès leur première rencontre, elle avait été très touchée par la délicatesse du capitaine. En quittant le port aérien de Duno, le Titan avait décrit une large boucle au-dessus de la capitale, sa grande voile tendue lui faisant prendre progressivement de la vitesse, et elle avait été époustouflée en observant la capitale qu'elle connaissait si bien s'éloigner et rétrécir, jusqu'à en devenir un tout petit village.
"Nous allons bientôt passer Tsum Geleth, par-dessus les cols les plus bas. C'est le seul accès que nous ayons, les autres montagnes sont trop hautes. Si les vents nous sont favorables, nous devrions être au lac d'Udoh demain tantôt."
Pandaar se tourne vers la proue pour observer le massif rocheux se dressant sur leur cap. Du haut de la vigie, un stoufix s'époumone.
L'équipage s'active. En à peine une minute, les écoutes sont étarquées et les voiles amenées ou hissées. Posté à l'étrave, le second du capitaine, ce charmant lunaris qui l'avait accueillie, surveille l'approche des premières falaises. La tension à bord est palpable.
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Le Titan avait quitté le port du lac d'Udoh la veille au soir. Dans deux jours, la traversée la plus agréable que Nebulys ait connue prendra fin. Mais ce matin, comme chaque matin depuis leur départ de Duno, le capitaine observe l'exquise Pandaar s'exercer dans l'aurore.
Dès la première aube du voyage, alors qu'elle avait passé une grande partie de la nuit à contempler les torrents de lave en survolant Inferno, Nebulys avait pu la voir sur le pont. Une fois ses étirements terminés, elle s’assoit contre le balcon avant et médite dans le calme précédant le changement de quart. Chaque fois le capitaine se surprend à admirer la noblesse et la délicatesse de sa silhouette dans la lumière matinale.
Enfin, il se décide à la rejoindre. Puisque ce voyage doit prendre fin, autant qu'il profite de sa présence, dont la douceur est un baume à sa solitude. Mais ce matin, une rixe éclate, à seulement quelques pas de la demoiselle. Un matelot fatigué, qui attend depuis trop longtemps d'être levé de son quart, se dispute avec le maître d'équipage qui, excédé, le repousse brutalement.
Ce geste déclenche une violente échauffourée entre les deux marins. Avant même que le capitaine puisse réagir, Pandaar se saisit du mousse insolent et le plaque sèchement au sol, lui bloquant les pattes d'une prise efficace. Lorsque Nebulys arrive finalement à leur côté, Pandaar a déjà relâché le matelot, qui penaud, présente maladroitement ses excuses à son maître d'équipage et à la voyageuse.
"Bosco, allez me trouver ce mousse perdu, qu'on m'explique pourquoi ce lunaris a dû tenir son quart si longtemps" puis, se tournant vers Pandaar, il s'incline, et la remercie, s'excusant pour ce comportement.
Malgré leur récente rencontre, les deux djaalins ont déjà passé tellement d'heures à discuter que Pandaar peut ressentir à quel point cet incident le blesse dans son orgueil et, face à cette détresse, elle s'incline et s'excuse à son tour, ne sachant que faire d'autre.
Le lendemain, après les exercices matinaux de la djaalin, Nebulys ne la rejoint pas. Préférant surveiller son équipage, honteux de l'avoir négligé, il repousse, une nouvelle fois, le plaisir qui lui tend les bras. S'il se veut capitaine, il se doit d'être entièrement dévoué à son navire, et ces distractions, bien que nécessaires à la santé de son cœur, le détourne de sa mission. Peut-être que, demain, il osera...
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C'est le dernier jour de voyage pour Pandaar. La djaalin noire et blanche médite après son entraînement, mais une atmosphère particulière règne ce matin-là. A cette heure d'ordinaire si calme, l'excitation ambiante électrise tout le navire. Elle ouvre finalement les yeux, et entend une voix très familière derrière elle.
"Votre traversée va bientôt prendre fin, Dame Pandaar."
Se retournant, elle accueille le capitaine d'un sourire.
"Je me demandais si je vous reverrais avant de débarquer...
- Je n'aurai osé vous laisser partir sans vous remercier de votre si agréable compagnie ! Ce fut un plaisir de vous avoir à bord, et vous serez toujours la bienvenue si vous désirez de nouveau voyager avec l'équipage du Titan, ma Dame.
- Eh bien, capitaine, sachez que j'attends déjà d'embarquer pour le retour, puisque ce voyage ne peut ne pas se terminer...
- Toute traversée a un but, même si celui-ci n'est que de repartir dans l'autre sens. Je suis sûr que celle-ci en a eu un pour vous."
Pandaar, émue, murmure un remerciement, pointant le bout de son museau vers le plancher pour cacher sa tristesse. Puis, lui souriant une dernière fois, elle se retire dans sa cabine pour rassembler ses affaires. Ils seront à Levanos dans quelques heures, et déjà, depuis les grandes fenêtres de sa cabine, Pandaar voit la grande cité émerger des nuages. Pas besoin de tour pour accueillir le Titan dans la capitale d'Elonia, l'accostage se fera au niveau du sol de la ville. Dans les nuages.
Après la difficile manœuvre, Nebulys a tout juste le temps d'apercevoir Pandaar quitter le port aux côtés d'un destrinos portant une armure. Il ne la quitte pas des yeux. Au dernier moment, elle se retourne, et leurs regards d'or, une dernière fois, se croisent dans un éclat. Un sourire s'épanouit sur son doux visage, et vient caresser son cœur austère de tendresse.
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Pandaar est accoudée au balcon d'une suite luxueuse. La vue magnifique dont elle jouit depuis la chambre des invités du palais de Levanos la laisse indifférente. Elle réfléchit à sa mission et à son éventuelle durée, complètement obnubilée à l'idée d'embarquer de nouveau à bord du Titan. Elle revoit ce dernier regard, sa cape ciel, brodée d'or, ondulant dans le vent, et l'éclat de diamant bleu à son oreille...
Elle a déjà rencontré la princesse à qui elle doit apprendre les rudiments du combat. Elle est jeune, mais son esprit est vif et son corps semble déjà aiguisé. La maître des arts martiaux qu'elle est sait reconnaître une bonne élève, et elle est assez confiante. Elle devrait repartir rapidement.
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Nebulys observe une nouvelle fois ses hommes débarquer à la tour de Duno. La joie communicative qui d'ordinaire le fait sourire devant l'incohérence qui règne sur le quai ne l'atteint pas ce jour-là.
Une seule chose lui importe. Dans six heures, ses hommes reviendront à bord, et, si les vents sont cléments, dans six jours à peine, ils seront au port de Levanos.
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"Eh bien, maître, on nous avait compté vos mérites, mais vous faites des merveilles. Les progrès de ma princesse sont fabuleux !"
Pandaar s'incline humblement devant le père de son apprentie.
"Rien n'aurait été possible sans elle, répond-elle, modeste. Elle est d'une concentration sans égale. Dans peu de temps, elle pourra se défendre seule, et même diriger et entraîner elle-même votre garde. Elle demande chaque jour d'apprendre de nouvelles choses, et les assimilent très rapidement."
Comblé de cet éloge, le roi se retire volontiers pour les laisser s'entraîner. La jeune élève reprend sa position devant le mannequin, une longue lanière de cuir dans la gueule, et lui assène des coups de plus en plus violents, s'aidant de l'élan de ses pattes antérieures pour déployer plus de puissance. Elle maîtrise déjà de nombreuses techniques, et à ce rythme, Pandaar pourra prendre le départ au prochain retour du Titan.
Cette pensée panse son cœur, meurtri au matin à l'idée de ne pouvoir embarquer alors que le majestueux navire arrivait au port. Aujourd'hui, il part sans elle. Elle espère que cela ne se reproduira pas.
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Le Titan quitte Levanos, avec à la barre, un capitaine déçu. Il attendait tellement ce retour à Elonia que, ne quittant pas le quai des yeux, il avait risqué d'échouer son navire d'un malheureux coup de godille. C'est son second, qui, d'un bourru coup de l'épaule, lui avait discrètement signalé la déviance de leur trajectoire.
Ainsi le Titan repart pour une de ces éternelles traversées. Avec à la barre un capitaine au cœur fatigué, dont le dernier plaisir est de penser qu'il reviendra.
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Cette fois, la princesse est prête. Après plusieurs combats, elle a prouvé qu'elle est capable de terrasser même son mentor. Pandaar l'avait quittée après une dernière révérence émue, leur tête baissée en signe de respect. Elle attend maintenant sur le port, sa lourde malle de matériel d'entraînement et d'armes à ses côtés.
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Le Titan approche une nouvelle fois de Levanos. Le capitaine Nebulys se concentre, ne jetant pas un regard au quai. Il glisse son navire pour accoster, maniant sa godille précautionneusement, et donne l'ordre de jeter les aussières, puis d'abaisser la passerelle.
Enfin, plein d'espoir, son attention se porte sur le débarcadère. Son cœur bondit en voyant l'image qui l'avait hantée. Elle est assise comme ce premier jour à Duno, les fleurs dorées et blanches accrochées à l'oreille à laquelle elle porte son bijou, les feuilles fraîches de bambous ondulant dans la brise. Il se précipite vers le quai pour l'accueillir.
D'une révérence, un sourire tendre dévoilant ses crocs, il l'invite à la suivre. Sans effort, il prend la lanière de la malle dans sa gueule et la tire jusqu'à la cabine de Pandaar. La même que pour son premier voyage. Devant la joie exubérante de Pandaar, il se retire maladroitement, prétextant que son équipage a besoin de lui.
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Depuis sa cabine, Pandaar entend l'équipage embarquer. Comprenant que le départ est proche, elle monte sur le pont rejoindre le capitaine qui l'accueille en souriant. En regardant Levanos s'éloigner, la djaalin s'aperçoit que cette vue lui semble bien plus agréable que celle du palais. Ses babines se retroussent doucement, dévoilant ses crocs, et lorsqu'elle regarde les nuages qui s'étendent à perte de vue devant la proue, son rire cristallin s'échappe dans une rafale.
Le vent, dans les poils cendrés de Nebulys, est doux et rafraichissant, comme la caresse du bonheur. Lui aussi sourit. Cette traversée sera une nouvelle fois merveilleuse.
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Le premier matin, lorsque Pandaar ouvre les yeux après avoir médité, elle découvre Nebulys, assis quelques pas devant elle, un petit déjeuner posé sur un plateau devant ses pattes. Ils mangent, puis restent des heures, face à la proue, à discuter. Profitant uniquement de l'instant, Pandaar souhaiterait que jamais ce voyage ne s'arrête.
Les jours suivants répètent le même rituel. Après l'entraînement et la méditation de Pandaar, ils déjeunent ensemble. Puis, lorsque le capitaine doit relever son second à la barre, Pandaar s'installe avec lui ou s'entraîne avec l'équipage à monter au mât et à tendre les "cordes".
Cette maladresse avait fait rire tous les marins, avant que Nebulys ne lui explique que la seule corde à bord est celle qu'utilise le maître coq pour sonner la cloche du repas. Penaude, elle avait passé des heures à mémoriser tous les noms, des drisses aux aussières, en passant par la balancine et les écoutes...
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Au troisième jour du retour, Pandaar observe les pics de Tsum Geleth qui approchent. Après avoir desservi la cité du lac d’Udoh, l’équipage s’apprête pour la périlleuse traversée. Les vents leur étant une nouvelle fois favorables, le capitaine avait décidé de forcer la chance et de passer de nuit, sans prendre le risque d’attendre qu’ils ne tournent et ne jouent contre eux, les bloquant à l’entrée du col.
Égoïstement, la délicate djaalin avait espéré que ces montagnes resteraient infranchissables, allongeant de quelques heures peut-être sa présence à bord. Mais trop de responsabilités pèsent sur les épaules de Nebulys, qui se doit de continuer son voyage, coûte que coûte.
Doucement, les sommets s’assombrissent, déchirants de croc noirs le ciel aux teintes violettes. Le Titan se prépare, le silence est de nouveau pesant.
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Dans la nuit complète, l’immense voilier progresse lentement. Chaque changement de cap, même infime, est réfléchi, et l’ordre est répété, de la proue à la poupe, pour que, du premier lieutenant au maître d’équipage, chacun approuve et confirme cette manœuvre.
L’atmosphère est lourde. Tout l’équipage est sur le pont, à l’affût du moindre signe. Soudain, alors que le Titan franchit un étroit goulot, un hurlement perçant fend la nuit.
S’en suivent des battements d’ailes au-dessus de leur tête. Les marins se rassemblent au milieu du pont supérieur. Les voiles sont amenées, le bateau immobilisé. Pandaar, elle aussi, s’est figée, à l’affût. Les ailes claquent de plus en plus près de leurs oreilles, et après plusieurs minutes d’attente et de doute, ce que Pandaar imaginait survient.
Sur le pont, un marin crie. Les autres tentent de lui venir en aide, mais des centaines de chauve-souris les assaillent, les mordant et les griffant. Le stoufix se débat, puis chute. Dans la seconde où Pandaar se précipite vers lui, des dizaines d’autres créatures abordent le Titan. D’une pirouette, elle évite la tête aux oreilles pointues qui se jette sur elle, puis assène un violent coup des pattes antérieures dans le torse de celle qui agresse le stoufix. Celui-ci se redresse doucement, secoué, au milieu du pont devenu champs de bataille. Une autre créature se précipite sur eux, les ailes repliées dans son dos pour prendre plus de vitesse. L’agile combattante prend position devant le stoufix qu’elle protège, se préparant à l’impact.
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Une attaque de vampirines. Nebulys avait déjà dû les affronter par le passé, c’est un risque lorsque l’on traverse ces montagnes de nuit. La djaalin avait bondi au secours de l’équipage avant même que le capitaine ne puisse la retenir.
Dans la cohue provoquée par l’abordage, il cherche Pandaar, repoussant les chauves-souris qui s’accrochent dans ses poils. Une première vampirine le prend pour cible, la gueule grande ouverte, ses crocs saillant pour le mordre. Prenant de l’élan, il la percute de tout son poids, l’envoyant rouler quelques mètres plus loin. C’est en se redressant qu’il aperçoit enfin sa Dame. Campée toute droite sur ses quatre pattes, elle se dresse entre une vampirine et un jeune stoufix de son équipage.
Sans réfléchir, il s’élance. Une créature se jette sur lui. Saisissant une de ses ailes dans ses crocs, il l’expulse par-dessus bord d’un ample mouvement de tête. Il a à peine ralenti dans ce mouvement, et c’est à pleine vitesse qu’il arrive sur Pandaar, à terre, terrassée par la pirate...
Le sang goutte entre ses crocs, faisant couler dans ses veines un flot d’adrénaline. Dans un hurlement, il bondit sur la vampirine, refermant sa mâchoire comme un étau. La créature hurle à son tour, d’un cri strident qui alerte ses paires. En quelques secondes, Nebulys disparaît sous la dizaine de créatures en furie.
Se jetant à son tour dans la mêlée, les larmes brouillant sa vision, Pandaar tente de repousser les vampirines une à une. Mais celles-ci ne partiront pas sans l’une des leurs, et ce n’est que lorsque Nebulys s’effondre, épuisé, que l’essaim se disperse, laissant tout le pont dans un état second.
Voutée sur le corps du capitaine, Pandaar sanglote, le museau enfoui dans sa douce fourrure grise, encore chaude. Le sang des vampirines tache son beau poil opalescent. L’instant est en suspend. Tout l’équipage semble avoir cessé de respirer.
Enfin, un murmure s’échappe des poumons du capitaine :
« Vous n’avez rien, ma Dame. Je... je croyais vous avoir perdue... Mais vous n’avez rien... »
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Dressée sur ses pattes antérieures, Pandaar profite de la brise à la proue du Titan. Quelques pas derrière elle, Nebulys, à la barre, la contemple d'un air rêveur. Dans quelques heures, ils feront escale au port aérien de Duno. Déjà, la haute tour se dresse sur l'horizon, et cette vue remplit le cœur du capitaine d'une douce joie.
Après Duno, Pandaar et lui prendront le cap d'Aydo'h, la dernière étape de la traversée du Titan. Et désormais, le vent portera chaque jour leur amour, dans une croisière sans fin, les unissant sous les cieux à bord de ce légendaire navire divin.