Du haut de son rocher, Requiem jeta un oeil à l'entrée du sentier céleste. Aucune silhouette ne se détachait à l'orée des arbres qui bordaient les premiers mètres du chemin. Aucune silhouette depuis bientôt une journée complète. L'attente était parfois trop longue. Requiem passa un coup de langue impatient sur son pelage charbonneux, secoua brièvement ses ailes afin de les détendre un peu, puis sauta à bas de son perchoir. Le sol fertile ne s'était guère modifié depuis son dernier voyage, et elle en voulait particulièrement à son dernier compagnon de voyage d'avoir ainsi modifié son environnement.
Une fois passés les noisetiers qui marquaient l'entrée du sentier, l'endroit devenait agréable et luxuriant... jusqu'à l'écoeurement. Les végétaux avaient poussé de partout : fleurs multicolores aux senteurs enivrantes, lianes fines ornées de fins tortillons, arbres majestueux. Les insectes et la vie avaient surgit en quantité, flamboyant de leurs couleurs les plus exubérantes, bourdonnant de ci de là, butinant, fourmillant minutieusement à mille et un endroits différents.
Entre les arbres cependant, de temps à autre, une présence furtive faisait bruisser les herbes, agitait les ramures. Trop rapides pour l'oeil, on ne distinguait alors qu'un mouvement, un déplacement d'air. Et l'instant d'après, plus rien. Requiem haussa un sourcil dédaigneux, depuis longtemps habituée à ces manifestations. Soudain, ses moustaches frémirent. Imperceptiblement, l'environnement se mit à changer. De façon subtile, ténue. Des ronces s'entortillèrent autour des troncs. De fourbes bardanes firent leur apparition, parsemant le pelage de Requiem de dizaines de peluches blanches, dont elle eut un mal fou à se débarrasser.
Enfin, elle allait avoir un peu de travail. Elle fit quelques pas en direction des noisetiers. Une silhouette altière se dessina entre les arbres. Un pelage brun strié de rouge, un panache pourpre. Un nouveau pensionnaire pour le royaume des cieux était à la recherche d'un guide. Requiem jeta un regard à la végétation nouvelle, se demandant ce que cela présageait, puis, d'un pas élancé, avança vers son futur protégé.
Le visiteur jetait autour de lui des regards intrigués, mais non dénués d'une certaine assurance. Voyant approcher Requiem, il s'assit sur son arrière-train et attendit qu'elle arrive à sa hauteur.
- Brauw, salua-t-il d'une voix chaude lorsque ce fut le cas.
- Requiem, répliqua Requiem d'une voix flûtée. Je suis la gardienne de ces lieux et je suis ici pour t'aider à effectuer la traversée.
Les oreilles de Brauw s'agitèrent. Manifestement, il ne s'attendait pas à se trouver ici. Il se tenait sur le qui vive, aux aguets, même si son expression gardait son air faraud. Sa physionomie tout entière affichait sa confiance en lui malgré la nouveauté de la situation. Il n'avait probablement pas eu le temps de terminer ce qu'il était en train de faire au moment où il avait été envoyé sur le chemin céleste. La question qu'il formula sembla lui coûter, comme si s'adresser à Requiem constituait pour lui un aveu de faiblesse :
- On est où, ici ?
- Sur le chemin céleste, répondit Requiem, qui décidément n'aimait pas l'attitude arrogante de son nouveau compagnon.
Silence. Brauw semblait attendre la suite, puis se résolut à questionner à nouveau :
- Et... qu'est-ce que c'est, ton chemin céleste ?
- Le chemin du dernier voyage, assena Requiem. On t'a visiblement envoyé ad patres…
- Ad quoi ?
- Tu es mort, décédé, trépassé.
Un fugitif éclat de terreur traversa les yeux d'or de Brauw, et il agita nerveusement sa queue de droite à gauche. Il semblait énervé autant qu'effrayé.
- Toi aussi tu es morte alors ?
- Depuis longtemps, l'informa Requiem. Comme je te l'ai dit, je suis ici pour t'aider à passer le chemin.
- Oui enfin, ce n'est qu'un chemin, je peux me débrouiller tout seul, rétorqua Brauw.
- Tu crois ça ?
- De mon... hem... vivant, je suis... j'étais considéré comme le plus valeureux guerrier de ma dynastie. Je ne crains rien ni personne, et ce ne sont pas les quelques dangers d'un chemin de forêt qui me feront reculer. D'ailleurs, j'y pense : qu'est-ce qui m'oblige à passer par là ?
Requiem émit un petit rire peu flatteur :
- Puisque tu es si sûr de toi, tu n'as qu'à faire tes expériences tout seul. Visiblement, accepter l'aide d'autrui te semble difficile. Je suis là pour toi, mais je ne te conviens apparemment pas. Dans ce cas, je retourne sur mon rocher, en espérant qu'un autre se présentera aujourd'hui. Moi qui était contente de sortir de mon ennui.
Fièrement, elle lui tourna le dos, et se dirigea vers son emplacement favori. Intérieurement, elle se fustigea un peu : son rôle en tant que Gardienne était de guider les nouveaux venus, quels qu'ils soient. Un décédé arrogant n'aurait pas dû la voir faillir à sa tâche. Mais croiser un autre félin avec un tempéramment aussi trempé que le sien avait de quoi la déstabiliser autant que l'énerver.
De son côté, Brauw lui avait jeté un regard hautain. Se doutant que Requiem devait connaître son affaire, il ne tenta pas le retour en arrière. Il ne savait pas quel était le but de cette traversée, ni même s'il y avait quelque chose au bout. Il n'avait jamais cru en l'au-delà ou en une vie après la mort. Cela dit, il n'avait pas grand-chose d'autre à faire que d'aller de l'avant. S'il était réellement mort, les siens devaient à présent pleurer sa dépouille, et il serait certainement célébré dès que la bataille prendrait fin. En attendant, un autre tâche semblait l'attendre. Il jeta un regard noir à la petite chatte au pelage de corbeau. Elle s'était installée tranquillement et, sans plus sembler se préoccuper de lui, lustrait son pelage avec application. Brauw haussa les épaules, puis entama sa balade.
Du coin de l'oeil, Requiem suivit les premiers pas du nouveau mort. Elle hésitait fortement : devait-elle le suivre, ou le laisser se rendre compte qu'il avait besoin d'elle, au risque qu'il lui arrive quelque chose et qu'elle faillisse à sa tâche ? C'était bien la première fois qu'elle se disputait avec un trépassé. Cela faisait un quart d'heure que Brauw avait disparu au détour d'un premier virage du chemin lorsqu'elle perçut à nouveau les déplacement d'air. Cette fois, les poils de son dos se hérissèrent, et elle tressaillit d'appréhension. Elle, elle « les » connaisait. Lui pas. Assaillie d'une soudaine panique, elle sauta à terre et entama une course effrenée sur les traces de Brauw. Requiem s'attendait à le rattraper rapidement, mais le félin rouge et brun avait parcouru bien plus de chemin qu'elle ne l'avait pensé.
Entre les troncs, sur les côtés, elle percevait les premiers mouvements excités des habitants des lieux. Des habitants permanents, des habitants maudits. Elle avait l'impression de les entendre ricaner doucement, d'un ricanement oppressant, qui rappelait le crissement de griffes sur de l'ardoise. Des formes grises, rapides, furtives apparaissaient et disparaissaient parmi la végétation. Le coeur de Requiem lui paraissait sur le point d'éclater, lorsqu'elle aperçut Brauw, de loin. Il s'approchait du Xyts, le fleuve qui, en raison de ses tortueux méandres, traversait le chemin à plusieurs reprises. Ses eaux étaient glacées, et y plonger provoquait l'oubli.
Le pas de Brauw lui parut moins assuré que lorsqu'il était parti, et ses oreilles ne cessaient de tendre de droite et de gauche, trahissant l'angoisse de leur propriétaire.
- Brauw ! le héla-t-elle.
Le félin brun se retourna. En quelques foulée, elle le rejoignit. Juste à temps pour lui coller un bon coup d'épaule, et lui éviter le contact d'une silhouette grise, qui semblait fortement intéressée par le nouveau venu.
- Suis-moi, lui jeta-t-elle sans vraiment prendre le temps de s'arrêter.
Fébrilement, elle s'élança vers le fleuve et le franchit en quelques bonds, aidée par les quelques rochers qui affleuraient à la surface de l'onde. Arrivée sur l'autre rive, Requiem se remit à galoper. Elle n'eut pas à vérifier que Brauw la suivait bien. Le martèlement doux et feutré des pattes de son compagnon sur le sol de terre battue lui indiqua qu'il suivait la cadence.
En quelques minutes, ils arrivèrent près d'une hutte abandonnée. Requiem se jeta à l'intérieur, et Brauw en fit de même. Le lierre avait envahit la frêle construction, formant ici et là des nids douillet et confortables. Les deux chats, se laissèrent aller, le temps pour l'un et l'autre qu'ils retrouvent leurs esprits.
- C'était quoi ces trucs ? questionna Brauw quand il eut retrouvé son calme.
- Des trépassés, comme toi.
- Mais... j'en ai vu un de près. Ils ont l'air... décharnés... décomposés... C'est à cela que je ressemblerait d'ici quelque temps je suppose ?
Requiem secoua la tête.
- Pas si tu traverses le chemin céleste. C'est pour ça que je suis là. Eux, ils ont refusé de le faire. Ou ils n'ont pas pu.
- Et toi, pourquoi es-tu là ?
La petite chatte parut brusquement mal à l'aise.
- … Parce que.
Elle-même crut qu'elle s'arrêterait là, mais finalement continua sur sa lancée. Peut-être avait-elle juste besoin de se confier à quelqu'un, après tout ce temps. D'ordinaire, les trépassés étaient trop effrayés ou bouleversés par leur mort pour poser des questions, et ils la suivaient jusqu'au bout, se raccrochant à elle comme à une bouée de sauvetage et sans vraiment avoir conscience qu'elle aussi avait été comme eux un jour : vivante.
- J'ai... Mal agi, poursuivit Requiem. J'ai été punie pour ce que j'avais fait, condamnée à errer entre deux eaux en attendant d'avoir racheté mes fautes. Même si j'arrive au bout du chemin, je ne peux le quitter. Je suis prisonnière ici depuis des lunes, attendant que les divinités acceptent de me redonner le droit de mourir comme tout le monde.
Brauw la dévisagea, mais eut le tact de ne pas lui en demander plus, même s'il était évident qu'il se demandait ce qu'elle avait bien pu commettre pour en arriver là.
- Et à quoi rime ce voyage ? demanda-t-il. A quoi cela rime-t-il de faire traverser cela aux morts ? S'il y a des divinités, elles devraient être capables de nous transférer au paradis des félins... ou quoi que ce soit d'autre qui soit le terme de ce voyage.
- Requiem haussa les épaules.
Là-dessus, je ne sais pas plus que toi. J'ai juste constaté que la végétation se modifiait à chaque nouvelle arrivée. Je pense qu'elle reflète la mentalité des esprits que je prends en charge.
Et comment est la mienne ?
Requiem fut un instant titillée par l'envie de lui évoquer subtilement les changements survenus, mais se ravisa. Ils avaient autre chose à faire qu'échanger des mesquineries, d'autant que son compagnon semblait avoir gagné en humilité après sa rencontre avec les âmes errantes. Elle se contenta de secouer la tête d'esquisser un petit sourire en coin, et de poursuivre :
- En attendant, il va falloir se dépêcher d'atteindre l'autre côté. Cet endroit est un sanctuaire. Nous ne craignons rien des autres trépassés tant que nous restons là. Mais nous ne pouvons pas non plus rester éternellement. Nous avons jusqu'au prochain lever de lune pour te mener à bon port. Au-delà, tu rejoindras leurs rangs.
- Ça, pas question, se récria Brauw. Je suis né et j'ai vécu baigné de l'honneur de mes ancêtres, je ne vais pas infliger à mes descendants la honte d'avoir un aïeul maudit.
Requiem sourit intérieurement. La fierté de Brauw était déconcertante, parfois le rendait désagréable, mais à d'autres moments, comme celui-ci, renvoyait une image touchante du grand félin.
- Allez, on y va, lança-t-elle. Plus on attend, plus difficile ce sera.
Brauw signifia qu'il la suivait d'un signe de tête. Elle passa la porte, tous les sens aux aguets, puis s'élança sur le chemin. Leur route était bordée d'arbres millénaires aux troncs majestueux couverts de mousse. La canopée, de laquelle pendaient de nombreuses plantes parasites, bruissait de vie et des cris de ses occupants. Les deux félins coururent longtemps. De temps en temps, quand ils ralentissaient, des mouvements presque imperceptibles leur rappelaient qu'ils n'avaient pas tout leur temps. Tandis que le soleil déclinait, ils franchirent encore deux bras du Xyts, exercice malaisé pour Brauw lorsqu'il s'agit de franchir un pont de bois pourri qui manqua de peu de l'envoyer par le fond.
Requiem commença à distinguer, au loin, les mêmes noisetiers qui bordaient l'entrée du chemin. Elle sentit l'hésitation de Brauw mais poursuivit néanmoins sa route ; il ne leur restait guère de temps. Ils s'arrêtèrent tous deux, essoufflés, au pieds des frêles arbres qui marquaient le seuil du chemin céleste. Brauw la regardait sans comprendre.
- Je rêve où on a tourné en rond ?
- Non, tu ne rêves pas.
- Mais alors, pourquoi...
Le mâle brun s'interrompit. Il songea à ce qu'il venait de vivre et songea à la détresse qui l'avait assailli avant que Requiem ne vienne à sa rescousse. En réalité, il n'avait pas besoin de réponse, il comprenait. Reconnaissant, presque penaud, il jeta à sa compagne un regard de reconnaissance. Puis, sur un dernier adieux, il lui tourna le dos et franchit le seuil du chemin. Requiem aurait aimé le retenir, mais ne parvint à s'y résoudre ; elle savait ce que cela signifierait pour lui.
La petite chatte noire leva les yeux vers le ciel. Les derniers rayons du soleil embrasaient l'horizon. Elle hésita. Elle savait qu'elle le pouvait, elle aussi. Brauw était la millième âme qu'elle conduisait à bon port. Brauw symbolisait la fin de sa punition, et franchir les noisetiers lui permettrait peut-être de le revoir. Ou peut-être pas...
Peu à peu, les cieux s'assombrirent et les premières étoiles devindrent visibles. L'astre lunaire n'allait pas tarder à apparaître, marquant la fin du temps qui lui était imparti. Requiem hésita. Non, décidément, elle avait appris à apprécier sa tâche, à observer les plantes changer et pousser lorsqu'un nouveau venu pointait le bout de son nez, à rencontrer de nouvelles personnalités. Et ce sentiment de servir à quelqu'un, un quelqu'un qui lui était presque toujours reconnaissant lorsqu'il franchissait une seconde fois le pas des noisetiers. Les derniers regards comme celui de Brauw n'avaient pas de prix.
Soudain, elle sentit son poil s'électriser. Déjà, la végétation recommençait à changer. Requiem hésita une dernière fois, puis se tourna vers son rocher, sur lequel elle bondit et s'installa, afin d'attendre le nouvel arrivant. Au-dessus d'elle, les premiers rayons de lune saluèrent la gardienne et baignèrent la forêt d'argent.