Tout commença quand le Drakkar pris la mer pour la dernière fois...
Ils étaient douze. Dix marins aguerris et deux jeunes mousses qui découvraient la mer avec l'enthousiasme des novices vivant leur première aventure.
Le capitaine était un Destrinos de très haut rang : Ouranos Forte-Frappe. Marin aguerri et courageux, il possédait le splendide galion depuis plus de dix ans, et l'avait toujours mené à destination, contre vents et marrés.
Il était également connu pour traiter avec respect et justice tous les marins qui embarquaient avec lui. Veillant à ce que chaque tache soit équitablement répartie et que le voyage se passe au mien pour chacun.
Son second était une seconde. Une charmante Lunaris du nom de Nova Brise-Douce. Derrière son doux pelage blanc et ses grands yeux bleus se cachait une aventurière passionnée et un caractère aussi fulgurant qu'une tempête d'hiver ! Quand le capitaine manquait de fermeté, elle apportait la poigne nécessaire pour mater n'importe quel esprit un tant soi peu rebelle.
Heureusement, ce jour là, ils naviguaient avec un équipage de Destrinos et de Lunaris qu'ils connaissaient très bien. Ils avaient parcourus des centaines de kilomètres ensemble et formaient une équipe soudée.
Les deux seuls étrangers du Drakkar étaient donc les mousses. L'un d'eux était un Minousha qui, malgré la ferme opposition de sa famille, avait voulu devenir marin et était allé jusqu'à contacter Ouranos lui-même pour obtenir une permission écrite d'embarquer sur le Drakkar !
Ce courageux félin se nommait Vivarius Hauteflèche, troisième fils de la Comtesse Lunaria Hauteflèche.
Le second mousse était une jeune Flamiris : Chante-Cœur. Très silencieuse et mystérieuse, elle s'était présentée au capitaine à la toute dernière minute et l'avait supplié de l'emmener avec lui. Ses grands yeux verts et sa petite voix fluette ont rapidement fait fondre le cœur du Destrinos, ainsi que celui de sa seconde.
Et le voyage commença. Le navire partait du port de la Tour d'Astisian, dans le radieux royaume d'Aydo'h, à destination de Flunalys, en Aquahana. Les cales étaient remplies d'or, de pierreries et de soie précieuse qui devaient être revendues aux aristocrates du pays de l'eau. L'équipage se réjouissait déjà de revoir les cotes étincelantes et le grand palais de verre qui trônait au sommet de la Falaise des Dix Cascades. Il y en avait pour vingt jours de vivres, et le voyage ne devait en durer que quinze...
Mais tout ne se passa pas comme prévu.
Ouranos connaissait très bien les eaux traîtresses et capricieuses de l'Estuaire Brumeux. Il savait à quel point les pointes acérés de la roche Renarhimienne surgissant subitement dans un creux entre deux vagues pouvaient être fatal.
Il connaissait le chemin le plus sûr et rapide sur le bout de ses sabots, et Nova encore mieux que lui ! Jamais ils n'auraient pu se tromper !
Pourtant, alors qu'ils avaient parcouru le plus gros de l'estuaire, et que les eaux calmes de la Mer de Lismarin leur tendait ses bras glacés, quelque-chose se heurta à la coque en chêne du navire !
Une chose inconnue et invisible, que ni le capitaine, ni aucun marin n'aurait pu prévoir !
Heureusement, il en fallait bien plus au Drakkar pour faire naufrage. Le choc en lui-même n’eut pas de réelle conséquence, hormis celle d'effrayer tout l'équipage.
Vivarius, qui luttait depuis plusieurs jours contre sa peur de l'eau, cru même à une blague d'Ouranos pour impressionner les deux mousses... jusqu'à ce que les vagues ne se mettent à s'agiter comme jamais auparavant.
En plus de dix ans de voyage partout sur les mers de Gothicat, jamais le capitaine n'en avait vu de pareilles. Elles emportaient le navire à plus de six mètres, avant de brutalement le laisser retomber dans un creux.
Le ciel était noir comme une nuit sans lune. Des éclairs zébraient chaque parcelle céleste. Tout l'équipage ne pouvait que subir, impuissant, la fureur de l'océan.
Le Drakkar allait où bon lui semblait, il n'avait plus aucun maître. Retournait-il vers l'Estuaire Brumeux ? Se dirigeait-il vers le Grand Large ? Ou bien dans la bonne direction ?
Nul n'aurait pu le savoir.
Au bout de deux jours de tempête ininterrompue et de plus en plus violente, Chante-Cœur sorti du mutisme qui la paralysait depuis le choc mystérieux.
Depuis le début du voyage, elle n'avait presque parlé à personne, sauf si on lui posait une question. Et encore, dans ces cas là, c'était un oui, un non, un peut-être, ou bien une réponse énigmatique, prononcée d'une voix murmurante.
Elle était telle un criminel en cavale, timide et renfermée, comme si elle voulait avant tout se faire oublier.
Dès que le ciel s'est déchaîné, elle a disparue dans sa cabine, prisonnière d'une terreur plus profonde que celle de tout l'équipage réuni.
Tous furent donc très surpris de la voir sortir sur le pont principal et s'avancer vers la proue du navire, aussi calmement que s'il était à l'arrêt sous un radieux soleil d'été. Alors que le ciel continuait de tourmenter et ballotter le Drakkar dans tous les sens.
Elle ne s'immobilisa qu'une fois debout... sur la proue. Accrochée fermement par les griffes, elle ignorait la menace de l'eau noire et bouillonnante qui tournoyait sous ses pattes. Même Nova ne pouvait aller la rechercher tant les secousses qui ébranlait le galion étaient violentes et intenses.
Alors, Chante-Lune se mit à chanter d'une voix puissante. Encore plus forte que la clameur de l'orage et le hurlement des vagues.
Sa voix résonna dans le cœur et les âmes de chaque membre de l'équipage, à la fois magnifique et terrifiante. Très vite, ils comprirent les paroles de sa mystérieuse chanson, alors que cette langue n'était connue d'aucun d'entre eux !
_Ô Grande Maîtresse Atalia ! Je comprends votre rage ! De notre navire impie nous avons osé abîmer la splendeur de votre fils l'Océan. Nous avons frappé quelque-part votre Cœur. Prenez-le navire. Prenez-moi, je me fais vôtre. Mais épargnez l'équipage, je vous en supplie !
Aussitôt, l'océan répondit, d'une voix rappelant le fracas de mille vagues s'abattant contre une falaise.
_Très bien. TRÈS BIEN. EXCUSES ACCEPTÉES. Toi, ainsi que ce navire, vous m'appartiendrez pour l'éternité.
Aussitôt ces mots prononcés, la tempête ne s'apaisa pas. Au contraire, chaque planche du navire se mit à trembler et craquer.
La Flamiris était restée au sommet de la proue, toujours immobile, attendant que la déesse des eaux ne l'emporte.
Mais l'équipage, lui, était de plus en plus terrifié : de l'eau commençait à transpercer les côtes du galion. De toutes parts, des torrents d'eau détruisaient le fier bâtiment du capitaine Ouranos. Toute sa précieuse cargaison sombrait dans les abysses...
Soudain, Chante-Cœur fut happée par une vague et son corps disparu, lui aussi, dans les ténèbres.
Le capitaine, Nova, Vivarius... nul n'avait la force de prononcer le moindre mot malgré l'horreur qui glaçait leur cœur devant l'enlèvement soudain de l'innocente Flamiris, car le navire sombrait de plus en plus. Très vite, tous allaient subir le même sort que Chante-Coeur, malgré son courageux sacrifice...
Quand, soudain, une gigantesque créature surgit des profondeurs. Son corps faisait la taille du Drakkar tout entier, et permit à l'équipage infortuné de ne pas couler dans les profondeurs en s'agrippant à ses écailles pareilles à celles d'un requin.
Cette créature n'était autre que Chante-Cœur qui avait, d'une certaine manière, fusionné avec l'âme du Drakkar.
Elle ramena l'équipage en lieu sur, sur la terre ferme, loin des tempêtes et des vagues déferlantes, avant de disparaître dans les ténèbres de la Mer de Lismarin.
Les onze miraculés n'oublièrent jamais ce qu'ils avaient vécu. Ils se transmirent cette histoire de génération en génération, pour que personne n'oublie jamais.
Les marins prirent donc l'habitude d'adresser une prière à Atalia avant de prendre la mer, pour que plus jamais son courroux ne s'abatte sur un navire.
Et la créature née ce jour là fut baptisée Neptulys, en l'honneur des puissantes divinités océaniques...
Aujourd'hui encore, le Drakkar continue d'errer dans les profondeurs. Et il se raconte que, quand une tempête se lève, il refait surface pour s'assurer qu'aucun marin n'est prisonnier dans le chaos.
Et si tel devait être le cas, il les ramènerait aussi vite que possible à bon port...