Quelle étrange impression. Se lever, après des mois de paralysie.
Et sentir... que plus rien n'existe. Plus de pesanteur. Plus de masse, de chaire et d'os. Plus de cœur qui palpite. Plus de poitrine qui se soulève et s'abaisse lentement. Plus de chaleur, plus de froideur. Rien.
Tout est noyé dans une brume opaque et noire. Et ce silence. Cet étrange silence, si surréel.
Dans le monde des vivants, il n'est jamais total. Un souffle. Un cœur qui bat. Le ballet des poussières qui se déposent sur de vieux meubles.
Le véritable silence n'existe pas.
Elle se met à marcher. Comme elle l'aurait fait de son vivant. Avant que la fièvre ne l'emporte.
Cela peut sembler stupide. Il n'y a pas de terre. Elle n'a plus de jambe. Pas même d'apparence. Et comment savoir si elle se meut réellement ?
Il n'y a que les ténèbres. À l'infini. Comme dans un rêve dont elle ne se réveillera jamais.
Est-elle promise à cela pour le reste de l’éternité ?
Non. À peine la question s'est-elle immiscer dans son esprit qu'elle se sent prise d'un long frisson. Elle disparaît. Sa conscience cesse d'exister.
Elle s'en va, là où doivent se rendre tous ceux qui ne font plus partie du monde.
_Attends.
Une voix.
Quelle est-elle ?
Si claire. Si nette. Si précise. Alors que tout n'est plus que néant et chaos ?
Quelle est cette voix, qui fait renaître sa conscience. Alors qu'elle était sur le point de sombrer définitivement.
Quelle est cette voix, qui semble retentir à tout jamais. De partout.
La défunte ne répond pas. Elle ne sait même pas si elle en a les capacité. Mais cela l'agace. Et plus elle s'énerve, plus son esprit redevient lucide.
_Tu ne te poses vraiment aucune question ? Tu acceptes ton sort ? Sans demander pourquoi ?
La même voix.
Si belle, si envoûtante. Qui dissipe sa colère. Et suscite sa curiosité.
Oui. Pourquoi elle ? Pourquoi si vite ? Pourquoi la fièvre. Cette fichue fièvre que tout le monde connaît. Que tout le monde fini par avoir.
Depuis deux-cent ans, elle n'avait fait aucune victime. Alors, pourquoi elle ?
_Qui es-tu ?
Parle-t-elle ?
La voix a-t-elle entendu sa réponse ?
Certainement, car elle répond. Pas à la question posée. Mais cela reste une preuve.
_J'ai besoin de toi. C'est pour cela que tu es ici. C'est pour cela que la fièvre t'as prise. Toi et pas un autre.
_Besoin de moi ? Mais... je suis morte ! Qui es-tu ?
_Morte ? Non. Pas encore. Justement. Tant que tu restes ici, tu ne l'es pas. Et tu peux me servir. Tu vas me servir.
La défunte ne répond pas.
Peut-être est-ce inutile. Après-tout, qu'est-ce qui existe, dans ce monde ? Dans cet état ?
Est-il raisonnable de penser qu'elle est réelle ? N'est-ce pas un rêve ? Un délire ? Une divagation ?
Elle voudrait retrouver la sensation de sombrer. Se libérer définitivement. Cesser de penser, de souffrir, de regretter.
Et accorder du crédit à ces palabres surréalistes l'en empêche.
_Quand un enfant du Bourg des Clochers vit ses dernières heures, on raconte qu'il peut entendre le lointain carillon des anciens beffrois.
_Quoi ?
_Les seules qui aient jamais été fidèles en étaient toutes. Humbles, efficaces. Ce sont celles que je préfère.
_Mais que se passe-t-il ? Fidèle ? Mais fidèle à quoi ?
_À moi. Les trois dernières m'ont toutes déçues. Je ne veux plus prendre de risque. Tu seras la prochaine.
Sur ces derniers mots, la voix se fait plus nette. Bien plus nette. Trop nette.
La brume se dissipe lentement. Les ténèbres se dissolvent. Des silhouettes se forment.
Le silence se brise. Le vent se remet à souffler. Le froid à mordre. Les poussières à danser.
Elle sent qu'elle s’alourdit. De plus en plus.
Comme si l'énorme masse d'une enclume pesait sur ses épaules.
Puis elle expire. Et inspire. Et expire de nouveau. Tandis que le sang bat dans ses tempes. Propulsé par un cœur en tumulte.
Elle est... en vie. Dans un nouveau corps. En un nouveau lieu. Inconnu.
Agenouillée devant une statue de marbre noir à l'effigie d'une femme. Belle. Grande. Majestueuse.
Son regard, même minéral, semble jauger la force de chaque être qui la contemple. Un long voile de brume dissimule ses plus belles courbes. La moitié de son visage est masqué par une aile de corbeau.
La jeune fille réincarnée se lève et recule d'un pas.
La Mère du Silence. La déesse de la nuit, de la poésie et de la tristesse.
Et de la mort.
Tout est clair, à présent. Cette voix, c'était elle.
Venue d'au delà l'au-delà. Du sommet du ciel, là où les étoiles tourbillonnent dans le chaos. Venue exprès pour elle.
Fébrilement, la miraculée se palpe le corps. Est-ce réellement possible ?
Elle réalise qu'il ne s'agit plus du tout de son ancienne enveloppe malingre de gamine.
Mais de celle d'une splendide jeune femme. Peut-être même encore plus belle et hypnotisante que celle qui se tient devant elle.
Beauté qu'accentuent deux ailes.
Immenses. Puissantes. Noires comme la nuit, luisantes comme un diamant sombre. Des ailes qu'elle contrôle comme si elles avaient toujours été là.
Son cœur bat plus fort encore.
En vie...
Elle regarde autour d'elle. Cherche une explication.
Quel est cet endroit ?
Une sorte de petite chapelle. Le parquet est en bois terne et la voûte en pierre brunie par les âges. Un cierge allumé juste au pied de la déesse indique qu'elle n'est pas abandonnée. Malgré le froid et la poussière qui y règnent.
Une porte minuscule permet d'y accéder par voie terrestre. Et une fenêtre sans vitrail ouvre l'accès au reste du monde.
Elle s'en approche et observe.
Mais le paysage ne lui évoque rien de familier. Un vaste vallon, parsemé de collines. Au loin, l'horizon est masqué par une haute chaîne de montagnes.
Certainement les pics de Croc-de-Neige.
Des montagnes si hautes qu'elles sont visibles de partout. Elles cernent tout le continent, comme l'énorme gueule d'un dragon chthonien. Depuis les forêts marécageuses, elles ne ressemblent qu'à une muraille de nuages lointains.
Pour les voir aussi nettement, elle doit être dans le Tir-Dorchadas. Soit à plus de cinq-cent kilomètres à l'est du Bourg des Clochers.
Il lui faut quelques longues secondes pour réaliser.
Pour tout réaliser. Sa mort, soudaine et injuste. Son agonie. Sa libération interrompue. Et maintenant ça.
Sa réincarnation. Dans le corps d'un ange.
Elle ne savait même pas que les anges étaient réels ! Oui. Ils figuraient dans les histoires que racontaient parfois les anciens.
Oui, même dans sa misérable petite ville, tout le monde pouvait au moins décrire un humain pourvu d'ailes.
Mais qu'elle en soit devenu un...
Pourquoi ?
La déesse a dit... qu'a-t-elle dit, déjà ?
Pour la servir. Car les précédentes l'ont toutes déçues. Seules celles qui venaient du Bourg des Clochers sont restées fidèles.
Mais qu'est ce que le Bourg des Clochers a à voir là dedans ? Ce n'est qu'une ville misérable, qui sert de capitale à une région qui l'est encore plus, le Val-des-Brumes ! S'il y a huit mille habitants dans tout le pays, c'est un record !
Des larmes lui montent aux yeux. Sans qu'elle puisse les retenir.
Elle avait déjà fait ses adieux au monde. À sa famille. À tout ce qu'elle a aimé. Elle avait accepté cette idée.
Mourir.
Mais la perspective de revenir lui semble... insupportable. Encore pire que celle de disparaître à tout jamais.
Son cœur se serre. Un horrible goût amère de bile inonde sa gorge.
Elle tombe à genoux.
Et respire. Profondément. Lentement. Pour apaiser son corps. Son cœur. Son âme.
Pourquoi ? Pourquoi elle ? Pourquoi maintenant, si brusquement ?
Qu'a-t-elle que les autres n'avaient pas ?
Il y a tellement de gens qui meurent. Des nobles, des chevaliers, des assassins. Des savants, des personnes qui ont vécu des dizaines d'années. Des êtres qui connaissent si bien le monde que quand leur heure a sonné, ils n'ont entendu aucun carillon.
Des êtres qui ont accueilli la mort comme une vieille amie.
Pourquoi pas l'un d'eux ? Pourquoi pas l'un de ceux qui n'avaient plus rien à regretter ?
Et, quitte à la choisir elle, pourquoi lui avoir fait conserver tous ses anciens souvenirs ? Pourquoi ne pas les avoir laissé sombrer dans l'oubli ?
Les questions se bousculent. Tournoient dans son esprit. Son cœur bat de plus en plus fort. Sa gorge brûle. Ses larmes la rongent.
Entendre ce sang, qui continue de bouillonner dans ses tempes. Alors qu'elle n'attendait plus qu'une chose : le silence. Le parfait silence de l'oubli.
Elle tente de hurler. De pousser un cri, de se décharger de toute son incompréhension par la voix.
Mais rien d'autre ne s'échappe de sa gorge qu'un râle. Infime. Un murmure que le vent n'a aucun mal à couvrir.
Muette. Incapable de prononcer le moindre mot. D'émettre le moindre son.
Elle se laisse tomber à genoux. Ailes repliées contre son corps. Tête baissée. Aux pieds de la déesse.
Pourquoi elle ?
Elle pourrait se le demander encore pendant des siècles. Seule la déesse des ombres connaît la réponse.
Un grincement la tire soudain de son accablement. La petite porte en bois s'ouvre, tout en douceur. Et une femme apparaît.
Aux traits typiques du peuple des vastes vallons glacés et des pleines enneigées.
Pâle. Froide. Mince, et protégée par une longue chevelure d'argent. De grands yeux d'un bleu intense, qui semblent capable de sonder jusqu'à l'âme de ceux qu'ils regardent.
Elle est vêtue d'une robe noire et azure, sans ornementation ni bijoux. Juste un symbole sur sa poitrine.
Une rosace complexe. Et au centre, un œil grand ouvert.
Cela ne n'évoque rien à l'ange. Dans le fin fond des plaines et des marécages, les seuls symboles connus sont ceux des débits de boisson.
L'inconnue s'approche. Ses yeux s'agrandissent. Ses membres se crispent. Et instinctivement, la ressuscité se relève.
L'autre observe son corps se dérouler lentement. Ses ailes se déployer, jusqu'à caresser les arcs de la voûte.
Une main se glisse devant sa bouche, pour dissimuler ses lèvres qui s'ouvrent et étouffent un cri.
Après de longues secondes de silence, elle s'approche enfin. S'agenouille, éperdue. Tout son corps tremble.
Et d'une voix chevrotante, elle s'adresse enfin à l'ange.
_Je... je vous salue, Silence Incarné. Je... nous ne vous attendions pas si tôt.
Silence Incarné.
La jeune fille frisonne. Cela sonne comme... ces titres, que l'on donne aux rois de légende. Aux dieux. Aux êtres dont on n'a pas le droit de prononcer le véritable nom.
Elle fait quelques pas en direction de l'humaine. Ses larmes s'écoulent le long de ses joues.
Elle s'agenouille. L'autre relève la tête. Elles s'observent.
Toute cette dévotion. Cette adoration. Cette sincérité.
Elle pousse un profond soupire.
On dirait bien qu'elle n'a pas le choix. C'est elle. Et aucun autre. Elle est devenue le Silence Incarné.