Palace
Je ne comptais plus les jours, ni les nuits, ni même les heures. Les gens passaient et disparaissaient tandis que moi, moi qui somnolait à moitié avachi sur un fauteuil de l'entrée de l'hôtel du Palace où je siégeais depuis deux jours, je restais à ma place, immobile, comme un corps mort.
Un moment que j'étais là. Un trop long moment visiblement, pour la gérante de l'accueil dont les pas rapides se dirigeaient vers moi. Sa main que je devinais manucurée à la perfection se posait sur mon épaule, tandis que je levais vers elle un regard fatigué.
« Vous devez partir maintenant, Mr.Logan. »
Ms. Avery avait tout ce que l'on attendait d'une femme. Elle respirait l'élégance, tout comme je respirais son parfum aux accents parisiens. Sa silhouette svelte était enserrée dans une robe corolle teintée de noir, qui lui descendait juste en dessous des genoux. Elle me fixait de ses yeux d'un gris froid et métallique, qui ne laissaient transparaître aucune émotion. Son chignon tiré à quatre épingles, seulement orné d'un ruban de velours sombre, encadrait un visage fardé qui me regardait calmement.
« Mr. Logan. Nous fermons. » répéta-t-elle d'un ton péremptoire.
- Je pars, je pars. Est-ce que je peux avoir mes clés ?
- C'est la troisième fois que vous les perdez. Le serrurier n'acceptera plus la commande.
- Vous inquiétez pas pour ça, Avery. J'ai des talents de cambrioleur.
- Ne plaisantez pas avec ça. Et c'est Miss Avery.
Avec un sourire amusé, je me relève du fauteuil crapaud qui a supporté ma vieille carcasse pendant plusieurs heures sûrement, et salue la dame en soulevant mon chapeau. Sans autre mot que cette dernière réplique de mauvais goût, je remonte le hall désormais vide, aux relents de parfum hors-de-prix et de mégots encore allumés. Derrière moi Avery éteins les lumières dans un petit grésillement inquiétant.
Frank Logan, dernière représentation…Je monte les escaliers quatre à quatre, qui semblent vouloir s'écrouler à chaque instant. Ce n'était un secret pour personne, le Palace (quel joli nom pour l'endroit) était plus une ruine qu'autre chose à présent. Néanmoins, la mairie de Chicago n'avait jamais condamné l'endroit, fermant les yeux sur les potentiels dangers d'une telle construction en préférant mettre en avant l'ambiance qui animait l'endroit chaque jour, qui était d'ailleurs plus un bar qu'un véritable hôtel, maintenant.
La logique des américains.Les quelques bribes de paroles qui me parviennent au travers des murs mal sonorisés finissent par me sortir de mes pensées. Un jour je me prendrais un poteau à philosopher comme ça.
M'enfin.
Je sors ma nouvelle clé de ma poche, et la fait tourner entre mes doigts, avant de la tourner dans la serrure.
Avery est marrante quand elle s'énerve. Sa peau rougit sous son fond de teint, et ses lèvres tremblent comme si un cri voulait en sortir.
Ah. Celle-là, je la fous sous mon oreiller. Avec les autres.
… Pauvre Avery. Je la plains de me connaître.
En ouvrant la porte grinçante de la 117, la chanson, à peine audible il y a quelques secondes, me saute littéralement aux oreilles quand je passe le pas de la porte.
Par principe, je n'ai jamais voulu l'avouer, mais j'ai toujours été un fan de Sinatra. Alors dans un coin de la chambre poussiéreuse, j'avais toujours mon fier phonographe qui jouait en boucle, sans jamais que je m'en lasse.
Je me lassais de l'hôtel.
De ses tapisseries déchirées, de ses danseuses, de ses odeurs de tabac.
Je me lassais des escroqueries, des railleries et des petites affaires.
Je me lassais d'Avery, de sa froideur et-…
Non.
Avery est bien trop drôle pour que je me lasse d'elle.
Enfin. Je me lassais de tout, sauf de cette chanson.
Je m'assois sur le lit et détache ma cravate, soufflant tout l'air que mes poumons pouvaient contenir.
Pourquoi j'avais une cravate d'ailleurs ? J'avais même pas de travail. Enfin pas de travail qui mérite une cravate. Une cravate, après tout, c'est un peu comme une écharpe de miss qui dirait « j'ai un travail, un bon travail, je gagne deux fois ta paye ».
Je suis ramoneur depuis le début du mois. Impressionné, hein. Mes journées de travail, je les passe justement chez les costards-cravates, à jouer les pères Noël pour eux, qui peuvent se payer une cheminée.
… J'aurais à peine de quoi racheter les cendres, tiens.
En parlant de cendres… J'ai plus de clopes. J'avais beau fouiller dans toutes les poches de ma veste, sous l'oreiller, sur la commode. J'avais du les finir sur le fauteuil tout-à-l'heure. Avoir la clope au bec m'était tellement familier que maintenant, je ne m'en rendais même plus compte.
J'étais devenu tellement accro que je m'étais pété la main une fois, en frappant de rage dans un mur.
… Une vraie tempête dans un verre d'eau. Je dois devenir gâteux.
Et débile, par la même occasion.
J'ai jamais été bien riche, dans mes souvenirs. Un enfant des rues, dont les parents se servaient plus de gagne-pain qu'autre chose. Un ouvrir parmi tant d'autres. Bref. Rien d'extraordinaire. J'avais bien eu mon
american dream, un petit travailleur en qui personne ne croyait, qui se découvre un destin fantastique. Une histoire de romans, quoi.
J'étais bien naïf.
Un petit travailleur en qui personne ne croyait.
Ca reste là où c'est. Dans les cheminées.
Sinatra était un homme bien. Ou en tout cas il en donnait une bonne impression. Il était une des rares choses avec Avery qui m'aidait à tenir la route, j'imagine. J'étais sans doute trop fier pour l'avouer mais c'était bien le cas.
Quoi qu'on fasse, avoir des gens à ses côtés nous aide forcément, qu'on s'en rende compte ou non.
Ca devait être ce que les gens pensait, à New York. Leur
american dream à eux.
J'étais jamais allé à New York. J'avais pas le fric, de toute façon. Je m'allonge sur la couverture, croise mes bras derrière ma nuque et ferme les yeux . New York. New. York. Ce nom ne laissait pas indifférent, c'est sûr.
Il y avait donc une ville qui s'appelait York ? Sûrement. Les pauvres Yorkais. Je me sentirais mal de pas être aussi connu.
Enfin.
Je dois être jaloux. Un autre de mes défauts.
New York… La Statue de la Liberté. L'Empire State Building. Central Park. Un sourire apparait sans même que je m'en rende compte. Ca changeait de Chicago. Je me lassais de Chicago. C'était une jolie ville, mais il y avait trop de mauvaises facettes.
Je me voilais sans doute la face, mais New York paraissait la ville parfaite.
… Pff. Je me laissais trop influencer.
Et puis pourquoi je partirais ? Je peux pas.
Tu reçois ta paye aujourd'hui, Frank.Je préfère payer une nouvelle semaine au Palace. J'suis plus jeune. Je peux pas faire n'importe quoi.
Et pourquoi pas ? New York est pas si loin. Y a forcément un café qui cherche un serveur. Quand même mieux que ramoneur.Et j'habiterais où ?
Au dessus du café !…
Je suis vieux.
J'ai eu une partie de ma vie gaspillée. Je peux pas me permettre de pas faire n'importe quoi.
Je me relève d'un bond, dévale les escaliers et débarque en trombe dans le hall, mon sac à dos sur une épaule, un air héroïque à deux balles sur le visage. Avery me voit débarquer, et s'empresse de cacher le mojito qu'elle était en train de s'enfiler.
Pfh. Si je me défile pas en cours de route, elle me manquera.
« Où allez-vous, Mr. Logan ?
- Dehors, j'imagine.
- Soyez sérieux.
Je la voyais déjà rougir.
- Vous avez un sac sur le dos. Où allez-vous ?
- Ha, vous vous souciez de moi Avery ?
- Ne soyez pas ridicule.
- Adieu, Avery.
Mon sourire est presque sincère.
- … O-Où allez-vous, Mr. Logan ? Et puis, ce sera-
- … Ms. Avery, je sais.
See ya soon.J'entends Avery pestiférer quand je sors du Palace. J'ai un peu l'impression d'être dans un rêve, non ? Que cet élan d'adrénaline n'était rien d'autre que le fruit de mes songes et que j'allais bientôt me réveiller, avachi dans le lit de la 117.
Mais pour le moment, c'était bien réel.
Chicago, quelques heures avant le matin. Un travailleur qui aimait un peu trop Sinatra passerait chez son patron pour récupérer sa paye avant de réaliser ses rêves d'enfant.
Start spreading the news
I am leaving today
I wanna be a part of it
New York, New York