~ Assise sur le rebord de sa fenêtre, séparée du lointain sol par une chute vertigineuse, Princess Lilith trépignait de hâte. Le soleil se rapprochait inexorablement de l’horizon. Bientôt, la lune prendrait sa place, haut dans le ciel, et ce soir, elle serait pleine. Alors, enfin, elle pourrait s’évader. Elle attendait avec impatience ce moment, à chaque nouveau cycle lunaire, où enfin elle pourrait prendre sa forme de chauve-souris et s’évader de cette tour infernale, la plus haute du château, mais aussi, et surtout, la plus éloignée de tout… Sa geôle depuis de longues années.
Enfermée dans cette cage dorée depuis son plus jeune âge, Princess Lilith avait longtemps cru à la parole de son père, lui certifiant qu’il l’isolait pour la protéger. Comment aurait-elle pu en douter ? Son père l’aimait ! Le temps faisant son œuvre, Princess Lilith avait grandi et était désormais bien plus mature : elle n’était plus dupe et les mensonges de son père lui crevaient désormais les yeux. Qui plus est, elle avait entendu des rumeurs, propagées par son propre père… Des dires la concernant qui affirmaient qu’elle était d’une cruauté sans nom, au point de devoir l’enfermer et la priver de la liberté de ses actes, loin des regards, pour la protection du peuple… Cette découverte avait provoqué une douleur sourde dans le cœur de Princess Lilith, un sentiment bien pire qu’une trahison ou une déception, car cet énorme mensonge échafaudé par son père ne pouvait signifier qu’une seule chose : il avait honte d’elle.
Honte de sa bienveillance, de sa douceur, de sa générosité et de sa courtoisie.
Honte que la fille d’un tyran soit compréhensive et avenante.
Honte qu’une Djaa-monstre ne comprenne pas que les Djaalins et les Djaa-monstres ne puissent pas vivre ensemble dans un monde en paix.
Honte que les seuls traits de caractères qu’elle ait héritée des Djaa-monstres soient sa personnalité franche et rebelle.
Il avait tout simplement honte qu’une créature comme elle puisse être sa progéniture…
Le tourment que Princess Lilith ressentait depuis cette découverte l’avait fait se renfermer sur elle-même, et surtout, lui avait donné la lucidité de ne jamais partager son plus gros secret : son héritage vampire, lui permettant de prendre la forme d’une chauve-souris les soirs de pleine lune. Elle l’avait découvert par pur hasard et lors de sa première transformation, elle avait décidé de faire une escapade. Elle avait plongé par la fenêtre, bien décidée à reposer la patte sur la terre ferme, mais son premier vol s’avéra être chaotique : elle perdit le contrôle, se laissa happer par un courant d’air et percuta un arbre. Sonnée, elle avait eu beaucoup de peine à retourner à la tour, mais bien décidée à apprendre à voler et à s’évader à chaque nouveau bouclement du cycle lunaire, elle s’y força et les jours suivants dissimula ses blessures et sa douleur. Depuis ce jour, elle avait profité de chaque nouvelle pleine lune pour apprendre à voler et s’évader loin de cette maudite tour, de son père et de ses mensonges. Malgré elle, elle finissait par revenir chaque matin, juste avant l’aube. Parfois elle envisageait de s’enfuir, définitivement, mais trop de questions sans réponse l’empêchaient de le faire : où irait-elle, comment survivrait-elle, pourrait-elle échapper à son père, serait-elle chassée par les autres créatures ? Alors, elle avait pris sur elle, bien décidée à profiter de son don pour découvrir les terres alentours le temps d’une nuit et se mêler discrètement à la beauté du monde, au milieu des Djaa-monstres, mais aussi auprès des Djaalins.
Une sensation bien connue de tiraillement à l’intérieur de son ventre la tira de ses pensées. Le soleil était couché et la lune brillait comme en plein jour, bas dans le ciel. Princess Lilith ne perdit pas une seconde de plus avant de plonger, prenant sa forme de chauve-souris pendant sa chute. Elle replia ses ailes et piqua du museau, parcourant les longs mètres la séparant du sol à une vitesse vertigineuse, prise d’un sentiment grisant d’euphorie et de liberté. Puis, elle déploya ses ailes et plana juste au-dessus des arbres pour mettre de la distance entre la tour maudite et elle, avant de finalement reprendre sa forme et de poser les pattes sur la terre souple et humide à cause la fine pluie tombée durant la journée. La température était fraiche, mais Princess Lilith savoura la sensation sur ses poils, renifla allégrement l’odeur d’herbe mouillée et laissa ses pattes glisser sur le terrain visqueux. La plupart des créatures auraient évité de poser les pattes ailleurs que sur les chemins de pierres, mais la jeune Djaa-monstre aimait bien trop savourer ce type de sensations dont elle était privée tout le reste du temps. Alors, telle une enfant, elle avança avec bonheur, les pattes dans la gadoue. Elle ne cherchait à aller nulle part en particulier, profitant simplement de cette nouvelle nuit de liberté et ses pas la guidèrent d’eux-mêmes. Ce soir elle n’avait pas prévu de se mêler à d’autres créatures, comme il lui arrivait de le faire, préférant profiter de ce bonheur méconnu qu’elle ressentait en enfonçant ses pattes dans le terrain mou et en cognant volontairement dans les branches pour que l’eau accumulée sur les feuilles ruissèle sur sa tête, avant d’ébouriffer ses poils avec un plaisir sincère.
Mais le destin semblait en avoir décidé autrement car elle entendit un bruit de pas, plus loin. Discrètement, elle glissa son museau entre deux buissons et son regard scruta les environs, à la recherche de la créature qui venait dans sa direction. Elle était prête à reprendre sa forme de chauve-souris pour se cacher dans la végétation si jamais c’était l’un des gardes de son père… À la place, se fût un Djaalin au pelage blanc d’une pureté absolue qui jaillit au détour d’un arbre. Elle se cacha aussitôt, son instinct et le conditionnement de son éducation reprenant le dessus : cet être n’était autre qu’un guerrier de l’Ordre Céleste, un chasseur de Djaa-monstres. Tout d’abord, elle ressentit une peur viscérale, craignant d’être prise pour cible, mais l’air doux et perdu du Djaalin l’intrigua et lui donna envie de l’approcher. Intimidée par sa beauté, elle se glissa plus loin sans discrétion, afin de se faire remarquer et interpeller. Son plan fonctionna à merveille et, après avoir salué le guerrier, lui demanda poliment s’il avait besoin d’aide. Le beau regard bleu qu’il posa sur elle et la voix chaude qui lui répondit firent battre le cœur de Princess Lilith à toute vitesse.
« Oui, peut-être pourriez-vous m’aider… Savez-vous où je pourrais trouver la fille de Pumpking ? J’ai entendu dire qu’elle était enfermée dans une tour, seulement elles sont nombreuses et je ne voudrais pas perdre trop de temps… »
« Je peux vous guider, je sais où se trouve cette tour. », répondit-elle en baissant humblement la tête.
Elle réalisa à ce moment là que son pelage était toujours plein de boue, plus ou moins sèche, et en ressentit aussitôt une grande honte. Rougissante, elle détourna la tête et reprit son chemin en direction de la tour, espérant que son accompagnateur ne la jugerait pas…
« Venez-vous sauvez la princesse prisonnière, tel un chevalier servant ? », demanda-t-elle d’une voix dans laquelle perçait les belles illusions des histoires d’amour.
Le ton sérieux et la réponse du guerrier lui firent ressentir un énorme pincement au cœur :
« Tout au contraire. On m’a envoyé la combattre et l’exterminer, afin de protéger le monde. »
« Pourquoi faire une chose pareille ? », souffla doucement Princess Lilith.
« Oserez-vous me faire croire que vous n’avez jamais entendu les rumeurs qui disent que cette créature est atrocement cruelle ? Au point que son propre père, lui-même un tyran manipulateur et mesquin, se sente obligé de l’enfermer ? »
Dans un premier temps, Princess Lilith hésita, laissant un blanc s’installer entre eux. Devait-elle se transformer et s’enfuir, avant qu’il ne soit trop tard ? Certainement…
Pourtant, elle n’en fit rien : elle s’était instinctivement éprise de ce Djaalin, alors si les derniers instants qu’elle devrait vivre étaient en sa compagnie, en liberté, elle s’en estimait heureuse. Enfin, elle se décida à répondre :
« Je les ai entendues, mais… La majorité des rumeurs sont fausses et infondées… »
« Peut-être bien… », répondit-il. « Si tel est le cas, je suis certain que la princesse saura me le démontrer, alors, peut-être lui laisserai-je la vie sauve. Mais pour cela, je dois la rencontrer, et elle devra être convaincante : me persuader qu’elle n’est pas cruelle ne suffira pas, il faudra le prouver à tout l’Ordre Céleste si elle souhaite vivre en paix. »
Princess Lilith hocha la tête, pensive, mais à nouveau préféra garder le silence. Son accompagnateur relança la conversation :
« Mon nom est Samaël. Et vous ? »
« Appelez-moi Lily… », répondit-elle prudemment.
« Bien. Cela me fait plaisir de rencontrer des créatures qui ne pensent pas comme le roi ».
« C’est-à-dire ? »
« Il exècre les Djaalins ! Nous savons très bien que son but ultime est de faire que les Djaa-monstres soient les maitres du monde… Pourtant vous et moi prouvons qu’une entente est totalement possible, avec courtoisie et sympathie. »
Princess Lilith se força à garder un visage impassible, malgré la joie qu’elle ressentait en comprenant qu’il ne la jugeait pas pour ce qu’elle était.
« Peut-être devriez-vous exécuter le roi, et non sa fille ? », avança-t-elle sur le ton de l’humour.
Samaël rigola de bon cœur.
« Malheureusement, il est trop bien gardé et tuer un roi est loin d’être une bonne solution. »
Ils effectuèrent le reste du trajet dans un silence pensif et fusionnel. Puis la tour fut visible et Princess Lilith l’indiqua d’un coup de tête :
« Voici la tour que vous recherchez. La princesse est enfermée au dernier étage, la fenêtre illuminée ».
Car, comme d’habitude, elle avait allumé des torches sur ses murs pour laisser penser qu’elle était dans sa chambre.
Ils continuèrent jusqu’au pied de l’immense tour et la Djaa-monstre lui indiqua la porte et les volées de marche à gravir pour atteindre le sommet. Le Djaalin la remercia :
« C’était un plaisir de faire ce chemin avec vous, mais désormais je dois continuer ma mission seul. J’espère pouvoir vous revoir, un jour… »
Avant qu’elle ne réponde, il se détourna, prenant la direction de la porte. Princess Lilith le retint au moment où il franchissait le seuil :
« Épargnez-vous le supplice de monter ces marches ! La princesse n’est pas dans sa chambre ! »
Il lui adressa un regard intrigué.
« Comment pouvez-vous savoir cela ? »
« Peu de monde le sait, mais la princesse est une vampire… À chaque pleine lune, elle se transforme et s’enfuit de sa geôle. »
Il s’approcha à nouveau d’elle, piqué au vif par la curiosité.
« Quelle est votre relation avec elle ? Comment… comment pouvez-vous savoir cela ? »
Princess Lilith baissa piteusement la tête, honteuse.
« Lily ! Vous devez me dire ce qu… »
Il s’était arrêté au milieu de sa phrase, bouche bée. Peut-être avait-il enfin remarqué ses yeux rouges de vampire ? Peut-être avait-il enfin remarqué son pelage sombre, similaire à celui de son père, dissimulé par la boue qui recouvrait presque en totalité le corps de la princesse ? Quelque soit le détail qui avait permis à Samaël de comprendre qui elle était, désormais, il savait et en était même certain.
« Lily… Je suppose que vous appeler Lilith serait plus correct, princesse ? »
Elle afficha une moue désolée.
« Je me voyais mal vous dire qui j’étais alors que vous m’avez avoué être là pour m’exécuter… »
« Pourquoi m’avoir accompagné jusqu’ici dans ce cas ? »
« Je… »
Elle se tut, cherchant ses mots.
« Je me sens bien en votre présence, et, bien que je ne sache pas expliquer ce sentiment, cela ne me dérangeait pas de potentiellement passer les derniers instants de ma vie en votre compagnie… »
« Alors… les rumeurs sont réellement infondées ? »
La princesse émit un petit rire nerveux :
« Ai-je l’air d’être une créature cruelle ? »
« Pourquoi votre père vous enferme-t-il dans ce cas ? Si ce n’est pas pour votre cruauté ? »
« Je suis loin d’être un Djaa-monstre comme les autres, et il préférait m’enfermer plutôt que de me laisser sociabiliser. Je lui fais honte… »
« Mais pourquoi revenez-vous dans votre prison, alors que vous avez la possibilité de vous enfuir et de voler jusqu’à l’aube, le plus loin possible ? »
La question du guerrier faisait écho à toutes celles que la princesse se demandait à chaque fois qu’elle retournait dans sa cage.
« Mon père me retrouverait. Et, si c’est pour errer seule, autant rester seule dans ma tour… »
Samaël se reprocha lentement d’elle.
« Vous méritez une vraie vie, et non pas de rester éternellement dans cette tour. »
« Qu’en savez-vous ? », soupira-t-elle.
« J’ai passé très peu de temps en votre compagnie, mais… je le ressens au fond de moi. Je sens que vous êtes une bonne créature. Vous n’êtes pas votre père et vous n’avez pas à vivre cachée. Vous méritez de voyager là où vous le souhaitez, vous méritez de vous installer là où cela vous plaira, vous méritez de passer vos jours auprès de l’être qui sera fait pour vous… »
L’intonation avait changé à l’évocation de l’amour et les deux créatures s’observèrent, droit dans les yeux. Princess Lilith n’avait jamais réellement cru aux âmes-sœurs, à ses relations fusionnelles que les histoires chantaient, mais, un sentiment faisant palpiter son cœur au rythme de celui de Samaël semblait lui dire le contraire. Alors, le Djaalin approcha son museau de celui de la princesse, qui se laissa lentement aller dans cette étreinte, émue par cette démonstration d’amour à laquelle elle était peu habituée. Ils restèrent longtemps ainsi, immobiles, sans avoir besoin de communiquer. Entre eux, tout semblait instinctif, intuitif, comme si elle avait retrouvé un jumeau perdu et était désormais complète.
Mais les heures défilaient à toute vitesse et le ciel commençait à se teinter de doré.
« Je dois rentrer… », souffla-t-elle en se détachant de lui.
« Je serais là ! », dit-il alors qu’elle prenait sa forme de chauve-souris.
Elle se stabilisa, faisant du sur-place près de lui, attendant la suite.
« Je serais là, à la prochaine pleine lune… À vous attendre. »
Elle le frôla de ses ailes et se propulsa dans les airs, guidée par un sentiment nouveau. ~