Les shummis et leur sauveur continuèrent leur périple pendant plusieurs jours. Les marais dans lesquels ils évoluaient étaient de plus en plus denses, si bien qu’aucune lumière ne perçait jusqu’à eux. Cassio regarda un peu autour de lui, ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité.
— Meryo, à ton avis, il nous emmène où là ?
— Aucune idée. Mais je me demande si on a vraiment bien fait de le suivre… C’est vrai que les monstres ne nous attaquent plus, mais… après tout, on ne sait rien de lui ! Il ne nous a même pas dit comment il s’appelait ! Et en plus, il nous fait passer par des endroits bizarres et effrayants où on ne sait même pas s’il fait jour ou nuit…
— Il fait encore jour, mais plus pour très longtemps, lança l’inconnu par-dessus son épaule.
— Comment vous le savez ? demanda innocemment Cassio
— Facile, regarde devant nous.
Tout en répondant, l’homme désigna d’un mouvement de tête un faible rayon de soleil qui perçait à travers les arbres, quelques mètres plus loin.
— Surtout, ne passez pas dedans, compris ! ordonna-t-il.
Lorsqu’ils arrivèrent à proximité, Cassio obéit, mais Meryo n’en avait pas envie. Pourquoi leur avait-il interdit de le traverser ? Il n’y avait pas de raison, ce n’était qu’un peu de soleil. Il désobéit et avança dans la lumière. Eblouit, il plissa les yeux et leva une main pour se faire un peu d’ombre. L’homme eu un pressentiment et regarda derrière lui.
— Meryo !
L’intéressé tourna la tête vers lui, mais resta où il était, l’air décidé : il ferait les choses comme il l’entend. Soudain, une énorme créature jaillit du sol éclairé. Elle n’avait pas de pattes, des pics s’alignaient tout le long de son dos, sa bouche ouverte, pleine de dents pointues, comportait deux longs crochets et était prolongée par de longues pointes acérées. Au moment où elle allait atteindre le shummi, il fut violemment tiré en arrière. L’inconnu lui avait saisi la queue, qui était restée dans l’obscurité. Ils regardèrent la créature retourner d’où elle venait sans qu’elle ne quitte le rayon de lumière. Fou de rage, l’homme empoigna Meryo.
— Ecoute moi bien toi : là j’en ai vraiment marre de toi et de tes conneries ! Si tu veux jouer les petits malins, ok, mais ce sera sans moi ! Alors la prochaine fois que tu me fais le coup, je vous plante là et vous vous démerdez tous seuls, c’est clair !
Il le jeta brutalement, puis repartit.
Après cette nouvelle mésaventure, les shummis ne prononcèrent plus un mot et obéirent sagement. Leur air coupable ne quitta pas leur visage. Plusieurs heures plus tard, le petit groupe s’arrêta.
— On y est, déclara leur guide.
Devant eux, les marais s’arrêtaient net. Le sol descendait à pic jusqu’à une grande étendue d’eau qui se déployait plusieurs mètres en contrebas. Elle était brunâtre, aux reflets gris et verts, des silhouettes foncées de toutes tailles y évoluaient. Au beau milieu des flots se dressait une gigantesque structure de pierres, recouverte de coulures de boue. De longues racines, présentent sur toute sa hauteur, la reliaient à l’eau. Dans les airs volaient des créatures étranges. Elles étaient recouvertes d’écailles et de poils, leur long cou se prolongeait par une tête allongée et étroite, fendues d’une large gueule qui se terminait par un bec fin et crochu, leurs ailes étaient recouvertes de plumes abîmées et ébouriffées. Leur queue et leurs pattes griffues pendaient derrière elles.
L’inconnu prit l’une des lianes qui pendaient des arbres alentours et mit un genou à terre, au bord du ravin qui se formait devant eux. Il ne fallut pas longtemps pour qu’une créature volante surgisse devant lui, effrayant les deux shummis. Elle donnait de grands coups de bec et griffes pour blesser l’homme qui s’était relevé. Un instant plus tard, le monstre était posé au sol, juste devant eux, la liane autour de la gueule, l’étranger sur son dos.
— Bon, vous venez ?
Cassio et Meryo approchèrent et se tinrent à la veste de l’homme. La créature les mena à une faille le long de la structure boueuse. Le groupe quitta la créature volante et s’y faufila.
Ils avancèrent dans l’étroit couloir qui creusait la roche. Plus ils s’enfonçaient dans le bâtiment, plus le passage se rétrécissait. A présent, l’obscurité était totale. Après un léger virage, une lueur scintilla devant eux.
— Plus un bruit maintenant. Il ne faudrait pas qu’on se fasse repérer, avertit doucement l’étranger.
Le tunnel débouchait en haut d’une grande salle. En bas, un groupe d’hommes et de femmes, vêtus de longues vestes vertes, entourait un autel, décoré de croix, où reposait le corps de Santanas. A sa tête était planté un sceptre. Son pommeau avait la forme d’une main squelettique aux longues griffes, dans laquelle reposait le haut d’un petit crâne aux dents crochues. L’un des hommes avait la main posé sur cette demie tête. Les yeux fermés, ses lèvres remuaient légèrement.
— Je vais détourner leur attention, pendant ce temps, vous, vous récupérez le corps de Santa et vous rentrez, ordonna l’étranger.
— Mais comment on fait pour rentrer ? On ne peut pas utiliser nos pouvoirs ici, demanda Cassio.
— Si, ici, vous pouvez. Cet endroit est le seul lien entre les marais et les autres mondes, donc vos pouvoirs fonctionnent.
A peine eut-il terminé sa phrase que l’homme avait disparu. Les shummis se demandèrent où il était passé quand ils entendirent sa voix en contrebas :
— Ca vous amuse de vous en prendre à un mort ? Vous êtes lâches à ce point ?!
Un homme vêtu de vert surgit dans son dos. En un clin d’œil, l’assaillant était au sol, en pièces. L’inconnu, arborant un large sourire, jeta un regard menaçant à ceux qui étaient restés près des restes de Santanas, son sabre ensanglanté à la main. Son expression était effrayante : il ressemblait à un prédateur prêt à se jeter sur sa proie et à la martyriser pendant des heures avant de l’achever.
— A qui le tour ? leur adressa-t-il.
— Tu es toujours aussi prétentieux, lança l’homme qui se tenait à la tête de Santanas. Maîtrisez-le ! ordonna-t-il.
Tout le groupe se jeta sur l’étranger. Les deux shummis profitèrent de cette occasion pour s’approcher de la dépouille du démon. Au moment où ils l’atteignirent, un gigantesque lézard se dressa devant eux et les agrippa.
— Au secours ! hurlèrent-ils.
Leurs cris déconcentrèrent l’homme qui les avait accompagnés. Il détourna la tête un instant pour voir d’où venaient ces appels au secours. Mais ses agresseurs en profitèrent pour lui infliger un énorme coup à la tête. Il tomba, inconscient.
Lorsque l’homme repris ses esprits, il se rendit compte qu’on lui avait attaché les mains au-dessus de la tête et que ses chevilles étaient également maintenues par des fers. Des crucifix avaient été gravés dans le métal. Il essaya de se défaire de ses liens, mais en vain.
— Tu croyais vraiment que tu pourrais te libérer si facilement ? Ce que tu peux être naïf !
Celui qui avait parlé approcha. C’était l’homme qui se tenait auparavant à la tête de Santanas. Il portait une longue veste verte, brodée d’un écusson argenté en forme de croix stylisée. Ce motif ce trouvait aussi dans son dos, beaucoup plus grand. Un autre symbole se trouvait sur son épaule gauche. Il avait un collier au ras du cou composé de dents pointues : des crocs de vampires – mais ce n’étaient pas des vrais – attachés entre eux par une fine cordelette. L’homme avait l’air un peu plus âgé que Santanas. De ses cheveux gris et courts dépassait une longue queue de cheval. Son œil droit était vert, aux reflets dorés, tandis qu’un morceau de tissu d’un rouge foncé, moiré, masquait le gauche.
— Kéras ! siffla l’homme attaché.
— Tu te souviens de moi, c’est bien. Ton œil a du mal à se remettre de notre dernière rencontre on dirait. Tu ne dois plus y voir grand-chose, rétorqua son interlocuteur, sarcastique.
— Tu peux dire quelque chose ! Tu n’as toujours pas trouvé le moyen de remplacer le tien ?
— Toi et tes foutus enchantements ! gronda le dénommé Kéras. Mais grâce à ça…
Il se tourna vers une petite table qui se trouvait derrière lui. Les lanières de cuir que portait l’inconnu lui avaient été enlevées et posées là. Sur l’une des deux était fixé un katana dans son fourreau. L’homme vêtu de vert approcha la main près de la poignée de l’arme. Des étincelles s’y produisirent et se rejoignirent pour les entourer d’une lumière rougeâtre. Il se saisit du sabre et le leva pour regarder la lame.
— Tous les vampires ensorcèlent leurs armes, mais comme tes pouvoirs sont actifs en moi, ça annule ton sort. Oh que c’est bête ça, grâce à toi je peux utiliser l’une des seules choses qui peuvent te tuer : ton arme, fanfaronna-t-il, triomphant.
Kéras s’approcha un peu et plaça la lame du katana sous la gorge de l’inconnu, qui n’eut aucune réaction, il continua à le fixer d’un regard noir. Déçu, l’homme en vert lui tourna le dos.
— Maintenant que j’y pense, ça m’étonne que tu ne sois pas venu plus tôt ? Encore une ou deux fois et l’âme Santanas sera définitivement not allowedée.
— J’ai été… retardé, finit par admettre l’étranger.
— Retardé ? Ah mais oui ! Ces deux shummis ont dû te ralentir… J’ai du mal à comprendre pourquoi ils t’accompagnent... C’est au cas où tu aurais une petite faim ?
Cassio et Meryo se trouvaient dans un coin de la pièce. Le lézard qui les avait attaqués les tenait en respect. Terrorisés, ils n’osaient pas bouger.
— Fous la paix à Santa ! Il est déjà mort, ça devrait te suffire ! Tu n’obtiendras plus rien maintenant ! grogna l’étranger.
— Justement ! Non seulement j’ai raté la prime qu’il y avait pour lui, mais en plus, maintenant, je n’ai plus d’autres moyens de me venger ! J’ai perdu mon œil à cause de lui et vous étiez alliés, c’est des raisons largement suffisantes pour l’empêcher de reposer en paix !
— Enfoiré ! Je te jure que…
Mais l’inconnu n’eut pas le temps de terminer sa menace, Kéras lui avait transpercé le cœur avec son katana. Tout le corps de l’étranger se détendit, il ne bougeait plus, ne respirait plus.
— Tu apprendras qu’en général, on évite d’insulter quelqu’un qui a une arme à la main. Encore plus quand cette personne est un chasseur de primes énervé et qu’on est un monstre dans ton genre, ricana l’homme vêtu de vert. Tu nous emmènes les deux shummis, ajouta-t-il en s’adressant au lézard, dès qu’on a fini avec Santanas, on s’occupera d’eux.
Il retourna dans la pièce où se trouvait la dépouille du démon, suivit du reptile qui s’était emparé des petits animaux. Kéras reprit sa place et recommença à réciter ses incantations. Il était sur le point de terminer lorsque quelque chose lui griffa profondément le cou. Il s’interrompit et fit un pas en arrière, la main sur sa blessure.
— Mais ce n’est pas vrai, tu as combien de vies toi ! s’énerva-t-il.
L’inconnu était là, devant lui. Il avait réussi à arracher ses chaînes du mur et avait récupéré ses affaires. Sa main droite était levée, du sang perlait le long de ses doigts. Son sourire sadique était revenu assombrir son visage menaçant.
— Oh, tu croyais vraiment que ce serait aussi facile de me tuer ? Cassio, Meryo ! A vous de jouer, ajouta-t-il.
Puis il se jeta sur le groupe d’hommes et de femmes qui entouraient le corps de Santanas. Les deux shummis eurent besoin de quelques instants pour réaliser que le lézard qui les retenait quelques secondes auparavant les avait lâchés. Il était à présent au sol, découpé en petits morceaux. Comment était-ce possible ? Qui avait fait ça ? L’inconnu qui les avait guidés ? Impossible, ils l’auraient forcément vu faire. Mais ce n’était plus le moment de se poser des questions : c’était de leur faute s’ils n’avaient pas accompli leur mission plus tôt, ils n’avaient pas le droit de faillir une nouvelle fois. Ils profitèrent d’un instant où personne n’était à proximité du corps du démon pour le rejoindre, et ils disparurent, avec lui, dans un nuage de lumières.
L’inconnu se rendit compte immédiatement que son ancien ami avait été emmené et qu’il serait de nouveau à l’abri. Il s’éloigna de ses adversaires en un clin d’œil et se mit à rire froidement.
— Maintenant que Santa est de nouveau en sécurité, on va pouvoir passer aux choses sérieuses. J’ai quelques comptes à régler, surtout le tien Kéras ! Crois-moi, cette fois, je ne t’épargnerai pas !