~ Les remous de la mer de Lismarin étaient plus violents qu’à leur habitude. Les vagues s’élevaient jusqu’à plusieurs mètres de hauteur, se fracassant sur les plages, habituellement paisibles, d’Aquahana. La mer semblait animée par une colère, dont l’aura polaire avait fait fuir les créatures avant le début de la tempête. Un sentiment de peur, d’une terreur ancienne et primitive, se saisit des habitants de la contrée, mais aussi de celle voisine : Renarhim. Plus aucune vie ne semblait être présente sur ces deux terres…
Le Neptulys à l’origine de cette colère jaillit d’une vague, provocant une gerbe d’eau si puissante qu’elle retomba en bruine fine sur plusieurs kilomètres à la ronde. Blanc comme la glace dont il tirait sa froideur, la créature brillait de mille feux dans cet environnement chaotique, le ciel rendu gris par la tempête qui faisait rage. Flottant dans les flots tumultueux sans même y prêter attention, le Neptulys de glace affrontait du regard une autre créature.
Cette dernière, bien campée sur ses pattes velues, ne bronchait pas, malgré le déchainement des éléments. Son museau reptilien semblait même esquisser un sourire face à la beauté de cette mer glaciale. Ce second Neptulys, aussi bleu que de l’eau calme, s’assurait que les vagues ne s’abattent pas en dehors des plages désertées. Un spectateur extérieur aurait pu dire que la terre semblait affronter la mer, et l’image n’était pas entièrement fausse… Et à chaque rencontre entre l’eau polaire et la terre glacée, le ciel semblait s’obscurcir un peu plus, se teintant presque de rouge.
Les deux créatures légendaires auraient dû y voir un signe, un avertissement de la fin tragique, mais chacun était trop concentré sur l’autre pour y prêter attention…
Ils se vouaient mutuellement une haine immense, sans réellement en connaître la cause : simplement, un sentiment de menace, qui les poussait à se protéger. L’un était le Gardien des eaux polaires, l’autre le Gardien de la terre glacée : sans même en avoir conscience, ils étaient les deux tiraillés par les mêmes sentiments… La curiosité, l’attirance pour le monde de l’autre. Et la crainte de voir l’un d’eux prendre le dessus. Alors, les deux créatures mythiques se braquaient, et au fil des années (ou peut-être des siècles ?), cette sensation de menace avait atteint un sommet culminant de fureur.
Et chacun voulait prouver sa supériorité à l’autre.
Le Neptulys terrestre, Gardien de la terre gelée, répondait au nom d’Icebreaker. En regardant son adversaire, qui se mouvait dans l’eau avec un naturel troublant, il ne pouvait s’empêcher de froncer son museau. Ils étaient de la même espèce, mais Icebreaker n’enviait pas les nageoires à l’aspect fragile de son adversaire. Par contre, au fond de lui, il aurait aimé se mouvoir dans l’eau avec la même aisance… Et pouvoir flotter juste au-dessus, comme si son corps ne pesait rien. Alors que le sien, massif, faisait trembler la terre à chacun de ses pas, même les plus délicats. Oui, ils avaient le même museau, le même regard, et ils étaient dotés du même pouvoir. Sauf qu’ils étaient ennemis. Depuis toujours, ils s’opposaient. Et voilà que l’autre avait décidé de se manifester, de provoquer le combat. Icebreaker avait toujours senti que ce jour arriverait, mais cela ne le réjouissait pas. Il défendrait ses terres, c’était évident. Mais il ne ferait pas le premier pas de cette destruction. Le Neptulys blanchâtre se figea dans les airs, son regard ancré sur celui d’Icebreaker. Tout autour, la tempête s’accentua.
Les deux créatures étaient au cœur du cyclone… À l’abri des regards. Cette histoire était entre eux uniquement, une animosité qui nécessitait une résolution… intimiste.
Depuis qu’il avait jailli des eaux, l’autre avait envoyé des vagues s’écraser sur le rivage. Icebreaker les avait retenues, pour éviter qu’elles ne se répandent trop loin sur les terres. Une nouvelle, plus forte, arriva et tomba directement sur le Neptulys bleu. Il sentit la puissance des flots tout autour de lui, mais, malgré sa condition terrestre, lui aussi avait un lien avec l’eau, dans ses gênes, transmis par ses ancêtres, par son espèce. Lorsque son adversaire se rendit compte que la vague ne l’avait pas fait bouger d’un centimètre, une fureur brilla dans son regard. Dans les secondes suivantes, un cri sourd retentit jusqu’à ses entrailles.
Oui, c’était évident, l’autre était en colère et déterminé.
La puissance des attaques aquatiques redoubla. Cette fois-ci, Icebreaker fit appel à toute sa force pour se cramponner à sa terre sacrée. Il vacilla malgré tout : la surface semblait ne plus être ferme. Un haut le cœur remonta dans sa tranchée, lui brûlant les boyaux.
Beurk, ce goût.
Il ravala difficilement l’amertume, refusant de cracher devant l’autre.
Puis, il vit son ennemi ancestral poser ses nageoires sur la terre ferme.
L’ultime sacrilège était donc commis.
L’autre avait franchi le cap.
Il avait provoqué ce qui adviendrait par la suite. Les conséquences terribles pour avoir envahi un territoire sur lequel il n’avait aucun droit.
Il voulait la guerre ? Il l’aurait. Icebreaker ne comptait pas se laisser piétiner. Ils avaient toujours craint la présence de l’autre, et le Neptulys bleu avait toujours pressenti qu’un jour son adversaire voudrait s’approprier son pouvoir. Ses terres.
Tout son être se braquait. Malgré sa colère, il ne souhaitait pas que le combat prenne des proportions irréversibles. Mais cela ne semblait pas être le cas pour l’autre, qui se secoua brusquement et fit appel à son pouvoir. Icebreaker discerna aussitôt le changement de température, la chute brutale et glaciale. Il vit ses écailles se cristalliser.
Le Gardien des eaux polaires avait-il oublié que lui-même était le Gardien de la terre gelée ? Espérait-il sincèrement lui donner froid, ou le figer ? Avait-il ne serait-ce que préparé son coup ou agissait-il sur un coup de tête ?! Il n’en savait rien, mais il sentait le froid s’emparer de chaque parcelle de son corps. Alors il stocka cette énergie, attendant le bon moment pour répliquer. Il ferma les yeux pour se concentrer sur son pouvoir, et en les rouvrant, il comprit. Une vague, s’élevant à plusieurs mètres de hauteur, se formait et s’approchait. Ainsi, son ennemi avait simplement cherché à détourner son attention ?
Icebreaker commença enfin à lutter. Le rapport de force s’inversa sans difficulté : jusqu’à maintenant, il avait décidé de subir, pas de répliquer. Il profita de sa masse et de leur proximité pour se lancer dans un corps à corps tortueux. Il était vraiment étrange de voir deux Neptulys – d’autant plus de deux types différents – s’adonner à un combat de ce genre. Ils n’avaient pas vraiment le corps qui se prêtait à cela. Des nageoires contre des pattes, glissant sur les écailles. Des mâchoires sans réelles dents pour commettre des dégâts. Cette lutte tenait plus de l’intimidation. Le puissant Neptulys bleu fit appel à la terre dans ce combat et le sol recommença à trembler. Si l’autre voulait utiliser sa vague, il lui barrerait le chemin. Des pans de terres sortirent de l’eau, propulsés violemment des fonds marins jusqu’à la surface, et la vague s’écrasa dessus. Elle perdait un peu de puissance, à chaque intervention, mais Icebreaker ne pourrait pas la retenir suffisamment. Elle aurait tout de même des conséquences terribles sur ses terres.
Ces terres qu’il chérissait, auquel il avait voué toute sa vie.
Ces terres qu’il avait juré de protéger, au péril de sa vie.
Ces terres qui étaient sa vie.
Plus aucune retenue ne le maintenait après ce constat. Alors il se défila du corps à corps, s’éloignant juste assez pour percuter le poitrail de l’autre avec l’une de ses immenses pattes. Il vit le Neptulys de glace fendre les airs sur plusieurs mètres.
Qu’il retourne donc à la mer d’où il venait !
La vue d’Icebreaker se brouillait de colère, se teintait de rouge furieux. Il arracha un nouveau morceau de terre gelée à la simple force de son esprit et le propulsa dans la même direction que celle que le corps venait d’emprunter. Et le tronçon termina sa course au niveau du cœur.
Le Neptulys bleu, qui au début n’avait pas voulu que le combat s’achève dans le sang, ne souhaitait plus s’arrêter. Si son ennemi avait l’intention de le détruire, il ne se laisserait pas faire. Comme pour lui donner raison, la vague dévastatrice se dressait toujours fièrement, maintenue par son propriétaire. Elle était si proche des terres…
Icebreaker pensa à toutes les créatures qui vivaient ici, qui seraient impactées par cet immense tsunami. Il regarda à nouveau son adversaire, presque entièrement dissimulé par l’eau. Alors maintenant, il trouvait refuge ?! Pure lâcheté !
Le Neptulys terrestre s’approcha au plus près de l’eau, sans pour autant commettre l’affront ultime en y plongeant ses pattes. Et il forma une masse de gel, qu’il envoya à travers les flots s’emparer du corps blanchâtre. Il sentit au fond de lui son pouvoir entrer en collision avec le corps, puis, à toute vitesse, la cristallisation commença. Icebreaker ne se laissa pas déconcentrer et sa funeste œuvre commença.
Tout autour du Neptulys polaire, une arche s’éleva alors dans les airs, semblant traverser les flots. L’eau ruisselait d’ailleurs sur les côtés, avant de rejoindre la mer par petites gouttes. Cette immense forme blanchâtre, dont l’apparence était aussi solide qu’un roc, ne paraissait pourtant pas constituée d’une matière dense. Cela ressemblait plutôt à une brume, figée dans la glace. Le corps blanc niché à l’intérieur était indiscernable
L’arche sortait de l’océan sans en subir les remous, et en même temps, elle donnait l’impression de flotter juste au-dessus des flots, tel un nuage allégé et porté par le vent glacial. Si une créature avait pu voir cela, elle n’aurait su décrire la matière qui composait l’arche brumeuse, et elle n’aurait pu attester si elle sortait de l’eau ou prenait son appui dessus… L’arche se stabilisa enfin. Elle resterait désormais là, pour le reste de l’éternité.
Cette vision, à la fois fabuleuse et terrifiante, jeta un froid sur la colère d’Icebreaker.
Que... qu’avait-il fait… ?
Il pouvait sentir la vie quitter inexorablement le corps du Neptulys glacé. Il ressentait cela aux vibrations qui traversaient la terre, comme si les flots se rebellaient en perdant leur Gardien. Il pensa aux conséquences sur la terre gelée, si lui-même venait à disparaître. Cette pensée en entrainant une autre, il réalisa alors que les effets de la mort de l’autre… Étaient les mêmes.
Il essaya de s’adresse à son adversaire, sans savoir s’il pourrait l’entendre. Et il cria des paroles qui sonnaient comme une vérité immémoriale :
« Je veillerai sur ton territoire comme s’il s’agissait du mien ! »
Mais, déjà, le Gardien des eaux polaires n’était plus.
Ce constat glaça le sang d’Icebreaker bien plus que toutes les attaques qu’il avait surmonté auparavant. Ce combat était une erreur. L’issue l’était d’autant plus.
Il fixa l’arche qui s’était formée au milieu des flots redevenus calmes. Oui, il avait fait une erreur… Et il se promit de se rendre chaque matin, ici-même, pour voir cette arche qui lui rappellerait pour l’éternité cette erreur et le terrible acte qu’il avait commis.
Un vide sans fond semblait avoir pris la place de son cœur.
Cette colère qu’il avait ressentie… il l’avait laissée prendre le dessus, s’emparer de sa rationalité, de ses décisions. Et maintenant, l’autre Neptulys était mort.
Le regret lui dévorait l’âme avec une telle frénésie qu’il ne se rendit pas compte que la tempête s’était calmée, elle aussi. Toute trace de l’altercation disparaissait. Le ciel reprenait sa magnifique teinte bleue, rendue glaciale par la température de l’année. Les nuages se faufilaient au loin – peut-être rejoindre Elonia ? – et le soleil brillait à nouveau. Icebreaker sentait la chaleur des rayons réchauffer son corps. Mais rien ne pourrait chauffer à nouveau son cœur, glacé pour l’éternité.
En emprisonnant son adversaire dans une prison de glace, son cœur à lui y avait aussi trouvé une place… Il releva à nouveau les yeux, vers cette arche, cette abomination que lui-même avait créée, qui se dressait fièrement là, comme s’il avait de quoi se réjouir…
Et c’est alors qu’il la vit.
Cette étrange petite forme, qui semblait s’extraire de l’arche. À l’aspect fantomatique, elle tenait une petite lueur entre des pattes imaginaires.
Peut-être, finalement, n’avait-il pas entièrement détruit le second Gardien. Cela le soulagea d’un tout léger poids, et Icebreaker releva la tête vers le ciel pour émettre un cri rauque. Dans ce son, tout ce qu’il ressentait se retrouvait : le regret, la peur, et le pardon.
Il ferait tout pour se racheter. Cela ne serait pas si difficile, à bien y penser, ils s’étaient toujours ressemblés bien plus qu’ils ne l’admettaient, tous les deux.
Alors, pour la première fois, il plongea une patte dans l’eau. Puis une deuxième. Et les deux dernières. Dès le pas suivant, son corps s’immergea. Il se mit alors à patauger, difficilement et sans grâce. Même un Lunaris aurait fait une traversée plus digne que cela… Mais ce n’était qu’une question d’habitude ! Il apprendrait à plonger, à communiquer avec les créatures marines, et il prendrait soin de ces eaux polaires. Au moins, maitrisait-il déjà le froid !
Il sourit et se rendit jusqu’à l’arche, pour saluer la fantomatique présence, et lui proposer de la ramener sur la terre ferme.
Il se demanda alors pourquoi ils s’étaient toujours considérés comme des ennemis : n’auraient-ils pas pu, tout simplement, collaborer ? Avaient-ils eu besoin que l’un d’eux meure, pour réaliser qu’ils étaient complémentaires ?
Icebreaker ne saurait répondre à ces questions, mais une chose était sûre dans son esprit : il compenserait la seconde absence, au péril de sa vie. ~