Il faisait beau et chaud, un temps idéal pour buller. Au sens propre. Le jeune Soap sortit sa tête écailleuse des tréfonds du lac dans lequel il vivait et s’étira langoureusement. Ses os souples craquèrent jusqu’à la pointe de ses nageoires iridescentes. Il s’étendit de tout son long, laissant les vaguelettes le bercer. D’une nageoire insouciante, il étala le liquide suintant de sa peau et l’étira, laissant le vent le gonfler en une floppée de bulles opalescentes. Qu’il était bien… Suivant du regard sa traînée fragile, il aperçut sur le bord du lac une forme immobile qu’il n’identifia pas immédiatement mais qui était nouvelle dans son paysage. Soap était curieux donc d’un mouvement gracieux, il se glissa jusqu’au bord du lac.
En se rapprochant, il se rendit compte que la forme n’était pas immobile, pas vraiment. Mais elle se déplaçait si lentement que le Neptulys put traverser la totalité de son habitat avant qu’elle n’avançât de dix centimètres. On aurait dit un caillou mobile. Taquin, le jeune amphibien lui souffla une bulle dessus, essayant de l’englober. Celle-ci éclata sur les aspérités de la forme ronde dont sortit brusquement deux pédoncules qui parvinrent à avoir l’air offusqués
- « Mais qu’est-ce que tu fais ?! »
Soap en fut si surpris qu’il bût presque la tasse. Recrachant de l’eau par les ouïes, il fit le tour de l’étrange créature. Ce qu’il avait pris pour une pierre était en réalité une coquille portée par une masse flasque dont surgissait deux yeux noirs. Cela portait même un chapeau haut de forme, maintenu en place par des oreilles déformées.
- « Euh… Désolé ! J’ai cru que tu étais un caillou !
- Un caillou ! Mais quelle impertinenve ! D’abord tu me craches dessus puis tu m’insultes !
- Non, je suis désolé, je ne voulais pas ! » Le Neptulys se laissa submerger au point que ses excuses finirent en glougloutant.
- « Je ne suis pas un caillou ! Je suis un baron voyageur. » Soap ressortit la tête de l’eau, ravi.
- « Un quoi ?
- Un baron voyageur.
- C’est quoi un baron ?
- C’est un titre de noblesse. Je suis de la haute société, vois-tu, jeune homme. » Cela ne disait rien au jeune être marin mais il sentait bien que cela voulait dire quelque chose d’important. Dans le doute, il acquiesça avec conviction.
- « Et que fais-tu ici ? D’habitude, il n’y a personne dans le coin.
- Je te l’ai dit, je suis un voyageur. Je veux aller de l’autre côté du lac, pour voir ce qu’il se trouve.
- Oh bah pas grand-chose. Enfin c’est joli, bien sûr. Je sais, faisons la course ! » Soap partit avant même d’attendre la réponse, dans un grand rire et une éclaboussure si grosse qu’elle faillit engloutir le Snott. A peine avait-il finit de recracher l’eau saumâtre avalée que l’enfant était au milieu du lac, à peine discernable. Il haussa ses épaules absentes et reprit son chemin, patinant un peu dans la boue.
Soap attendit quelques instants, satisfait d’avoir gagné. En même temps, c’était logique d’aller plus vite à la nage, en traversant l’étendue d’eau, que de faire le tour. Il patienta, s’endormit, plongea pour aller manger quelques algues, essaya de faire des bulles carrées… Il ne voyait pas le baron arriver. Il finit par décider de faire le tour du lac, à l’envers, pour retrouver son rival. Pendant quelques temps, il crut avoir raté l’étrange créature. Mais il finit par l’apercevoir. Presque à l’endroit où il l’avait laissé.
- « Tu n’as pas voulu jouer ? » Le rampant lui jeta un regard noir.
- « Serais-tu complètement stupide ? » Devant l’air interloqué du Neptulys, il ajouta, l’air fatigué. « Je suis un Snott. J’avance doucement, je ne suis pas taillé pour la course. Je ne nage pas, moi, jeune homme, je rampe !
- Euh… Ok. » Soap n’était pas sûr de bien comprendre mais il voyait bien que le voyageur avançait, obstinément, presque sans bouger. On pouvait voir derrière lui la trace de son passage. Elle commençait, arbitrairement, au bord du lac, venant de nulle part. Et elle faisait quelques centimètres, pas plus. Des heures s’étaient écoulées entre le moment où le Neptulys était parti et son retour… Et tout ce temps-là, le Snott avait avancé de si peu. Il eut soudain une révélation : « Si tu veux, je peux t’emmener ! » Il se retourna vivement, tendant une nageoire colorée vers la rive. Après tout, cela ne lui coûtait rien et si ça pouvait aider ce bizarre petit monsieur. Qui le regardait fixement.
- « Je crois que c’est gentil de ta part, mon jeune Neptulys. Cependant, tu ne comprends pas. Dans le voyage, l’intérêt n’est pas l’arrivée mais le chemin parcouru. Je ne veux pas juste ETRE là-bas, je veux y aller. Me comprends-tu ? » Non, Soap ne comprenait pas vraiment mais il entendait la passion vibrer dans la voix du baron. En fait, il la voyait même vibrer car les filaments de bave tremblaient sous sa ferveur. Par conséquent, il se prit d’affection tordue pour l’être bavouillant et obstiné devant lui.
Il revint régulièrement, observant chaque jour ses avancées, très réduites. Ils finirent par sympathiser, bon gré mal gré, avec le temps. Et ils en avaient ! En une année, le Snott n’avait pas avancé de plus de quelques mètres…
- « Comment fais-tu des bulles ?
- Sur ma peau, regarde, il y a une substance qui s’arrondit dans le vent et s’envole.
- C’est beau, tu brilles au soleil ! Tu crois que je pourrais m’envoler dans une de tes bulles ? » Ils avaient essayé vainement, la fine pellicule se perçant sur les aspérités de la carapace, mais ils avaient bien ri.
Finalement, le baron était plutôt amusant quand il oubliait de jouer au vieux bougon. Il savait faire tourner ses yeux comme de petites hélices et ils faisaient des concours de mimes idiots et amusants, le Snott en bougeant ses pédoncules, le Neptulys en tordant ses bulles.
Soap grandit petit à petit et oublia certains jours de venir voir son têtu compagnon mais leur relation s’approfondissait et perdurait. Dans les affres de l’adolescence et des premières amours, il laissa même passer une année complète et fut très surpris de le revoir si loin… Enfin disons plus loin de deux mètres ! Ils en plaisantèrent joyeusement. Le baron comprenait et ne jugeait jamais les absences de son jeune ami, ayant déjà vécu ces expériences naturelles. Quand il revenait, ils reprenaient leurs discussions, comme s’il n’y avait pas eu des jours entre.
- « Que manges-tu au juste ?
- De l’herbe, des fleurs et… euh… des choses et d’autres sur la route.
- Tu veux goûter des trucs meilleurs ? Changer un peu de menu…
- Du genre ?
- Je peux t’amener des algues, pour que tu essayes !
- Vas-y gamin, fais donc ! » Soap se fit un honneur de lui faire goûter tout ce qui pouvait se trouver sous l’eau, notamment les cookies aux algues, spécialité neptulienne que le baron recracha aussitôt :
- « Du sel ! Mais pourquoi mettre du sel dans des gâteaux ?
- Tu n’as pas aimé ?
- Le sel est un poison pour moi, sombre buse !
- Oh ! Je suis désolé !
- Ce n’est pas grave, ne t’inquiète pas, c’était… très bon ! » grimaça le baron en un sourire.
Une fois, un violent orage avait failli noyer le Snott et ce fut Soap qui lui sauva la vie, le prenant entre deux nageoires et le gardant en sécurité le temps que le sol retrouve une consistance supportable pour le ventre de son ami.
Le voyageur continuait sa route, avec une obstination qui forçait le respect. Soap eût des enfants, qui s’amusèrent à éclabousser la petite créature étrange, grandit, vieillit aussi, à son tour.
Ils parlèrent de la forme des nuages qui pouvaient faire penser à tout, de la musique qui montait parfois du fond du lac, du temps qui passait, de la vie qui était. Petit à petit, le Snott devenait plus blanc, sa carapace se fendillant, laissant apparaître des pointes agressives mais il continuait sa route et avançait. Il avait maintenant fait les deux tiers du chemin. Soap et ses enfants avaient construit une petite statue à son effigie, marquant la fin du voyage. Le baron en avait été très ému en la voyant apparaître dans son champ de vision et plus heureux chaque fois de la voir grandir au fur et à mesure.
- « Elle est quand même moche, cette sculpture. Je suis désolée de devoir t’annoncer ça, mais tes enfants ne deviendront pas artistes professionnels !
- En même temps, j’aimerais t’y voir, avec des nageoires ! Et puis le plus jeune est encore un enfant alors bon…
- Je t’avoue que pour le moment, je ne la vois pas très bien… Mais j’espère qu’elle sera plus belle en se rapprochant ! »
Il refusait toujours de s’arrêter mais était si lent que parfois, le plus si jeune amphibien pouvait d’étendre sur la berge et bronzer au soleil tout en discutant sans avoir besoin de bouger. Il avait vu son compagnon changer si régulièrement qu’il ne s’était pas rendu compte mais aujourd’hui, il n’y avait plus rien de la coquille pierreuse du premier jour. Il avait sur le dos des brindilles blanchâtres et piquantes qui semblaient presque à des os.
D’autres Neptulys avaient pris l’habitude de venir parfois jeter un œil sur le parcours du voyageur mais ce jour-là, Soap refusa que quiconque l’accompagna à la surface. Il voulait être seul pour faire les derniers mètres avec son vieil ami. Il fit voler autour d’eux une farandole de bulles qui réfléchissaient le soleil et faisait briller la carapace fracturée du Snott. C’était une belle journée ensoleillée et le baron voyageur arrivait enfin au terme de son voyage. Soap retint sa respiration au moment où un œil préhensible se tendit, eut un instant de latence, avant de toucher enfin la sculpture en son honneur.
Le Neptulys fit un saut périlleux de bonheur – et le regretta aussitôt, il n’avait plus l’âge de ces exploits physiques.
- « Tu as réussi ! Tu y es parvenu ! Tu es enfin arrivé au bout de ton périple ! C’est formidable !» Il riait et pleurait en même temps, envahi d’une étrange sensation. « Que vas-tu faire maintenant ? »
Son vieil ami le regardait gravement, un sourire flottant sur ses lèvres, son éternel chapeau penchant un peu à gauche.
- « Tu n’as pas compris ?
- Comment ça ? » Soap devint plus grave devant l’air sérieux du baron osseux.
- « Tu te souviens de ce que je t’ai dit sur le voyage, le premier jour où nous nous sommes rencontrés ? » Cela faisait des années, de nombreuses années mais l’amphibien multicolore arriva à extirper ce souvenir de sa mémoire.
- « Quelque chose comme… Ce n’est pas le chemin… Non, l’inverse ! L’important n’est pas d’arriver mais de faire la route ?
- Oui, quelque chose comme ça. » Il se tut, laissant s’installer un silence complice mais aigre-doux. « Et tu as fait partie de la route. Tu as été la route ! Notre amitié a été ce pour quoi je suis allé au bout de ce chemin.
- Que veux-tu dire ?
- Regarde-moi, mon vieil ami. Que vois-tu ? » Soap obéit et sentit l’importance de ce qu’il lui était demandé. Sans vraiment comprendre.
- « Et bien… Tu as vieilli, bien sûr. Ta carapace a changé, s’est fissurée. Maintenant on dirait presque… » Sa voix s’éteignit. On dirait presque de l’os. Et la pâleur de sa chair translucide…
- « Que je ne suis plus qu’un fantôme ? ».
Il y eût un profond silence. Le baron était déjà vieux quand ils s’étaient rencontrés. Et cela faisait des années qu’ils se connaissaient. Quand était-il devenu si…
- « Je te remercie. Le chemin que j’ai parcouru a été formidable, m’a rempli de joie. Parce que je l’ai parcouru avec toi. Je voulais simplement voir un peu le monde… Avant de mourir, bêtement, au seul endroit que j’avais connu. Et puis je t’ai rencontré. Tu voulais tellement que j’aille au bout du chemin, tu m’as accompagné de ton amitié, de ton humour, de tes bulles magiques. Alors j’ai continué. Même après ma mort, j’ai continué. Pour toi.
- Alors maintenant que tu es arrivé… Tu vas disparaître ?
- Ce n’est pas tout à fait ça. Ce n’est pas moi qui vais disparaître.
- Quoi ?!
- Je suis arrivé aujourd’hui et ce n’est pas un hasard. Je suis arrivé aujourd’hui parce que c’est le bout de notre chemin, au bout de notre amitié. »
Alors Soap comprit. Il regretta de ne pas avoir eu le temps de dire au revoir à sa famille, de ne pas embrasser une dernière fois ses enfants. Mais quelque part, il avait connu le baron pendant la plus grande partie de sa vie, leur lien avait tissé entre eux quelque chose d’indéfinissable, de l’ordre de son être même. Alors mourir à ses côtés était une belle conclusion de leur histoire.
Il s’allongea à côté de son ami et regarda vers le ciel. Ils discutèrent de tout et de rien, de ce qu’il y avait après la vie, de la recette des cookies, de la taille disproportionnée des yeux de cette statue… Soap se tut au milieu d’une phrase, doucement puis s’enfonça… Le baron se tut également à son tour, le vent dispersant ses cendres. Dans le silence complice et tendre qui se prolongea, la statue seule demeura sur les bords du lac, faite en l’honneur d’un Snott par un Neptulys.